Notre civilisation repose sur une véritable religion du travail. Le mot « religion », selon une certaine étymologie proposée par Cicéron, viendrait du latin religare qui signifierait relier, attacher, lier. Le lien serait à deux dimensions : vertical (entre les hommes et les divinités) et horizontal (les hommes entre eux). Pour nous autres, la référence serait la Bible : « tu travailleras à la sueur de ton front » (Genèse 3:17) et « que celui qui ne travaille pas ne mange pas non plus » (Saint-Paul, 2 Thessaloniciens 3:10), mais que dire des Chinois ou des Indiens dont la culture ne repose pas sur la Bible ?

Pour nous autres occidentaux, il semblerait que le travail n’existât que pour sanctifier notre vie dans la peine et dans l’effort. Selon Max Weber, dans son étude célèbre sur L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, « la répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce ». Le travail n’existerait que pour rembourser la dette infinie que nous avons contractée envers Dieu.

Mais c’est là une interprétation erronée des Écritures. Ce qui sanctifie c’est l’œuvre et non le travail.

Le travail est une malédiction, la conséquence directe du péché originel. C’est le repos (le fameux Shabbat) qui est sanctifié. « 2Dieu acheva au septième jour son œuvre, qu’il avait faite: et il se reposa au septième jour de toute son œuvre, qu’il avait faite. 3Dieu bénit le septième jour, et il le sanctifia, parce qu’en ce jour il se reposa de toute son œuvre qu’il avait créée en la faisant. » (Genèse, 2:2-3, traduction Louis Segond)

L’idéal biblique pour l’homme est celui de gardien, de surveillant ou pasteur : « 15L’Éternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder. » (Genèse 2:15, trad. Segond)

Travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive est donc contraire à l’idéal biblique. Notre civilisation a donc perverti cet idéal en faisant du travail une religion du sacrifice, un rite sacrificiel, une forme de rédemption, comme si l’homme devait son salut à son mérite et non à la Grâce. Plutôt mourir au travail que de ne pas travailler : les cas de suicides dans les entreprises (Cf. cet article du Monde pour les SSII) montre jusqu’où va l’absurdité de cette logique.

Dans nos sociétés libérales où le travail est devenu un nouveau dieu, nouveau Moloch, on (le fameux « On » de Heidegger) essaie de culpabiliser les chômeurs, les malades, de stigmatiser les uns  comme « paresseux », les autres comme simulateurs …

Les premiers européens qui rencontrèrent les Indiens d’Amérique furent scandalisés par ce qu’ils appelaient leur « paresse » et se mirent aussitôt à vouloir les faire travailler avec les conséquences que l’on sait …

Dans les sociétés dites premières, le temps de travail est strictement limité à la reproduction de la force de travail.

Dans nos sociétés modernes le travail est aliéné, c’est-à-dire que l’individu ne travaille plus pour lui-même, mais pour autrui, pour un autre (alienus).

Cette aliénation du travail n’est rendu possible selon Pierre Clastres (La société contre l’État, p. 169) que par l’instauration de relations de pouvoir dans la société, que par la division de la société entre dominants et dominés.

Le travail salarié n’est que la reconduction de l’esclavage ou du servage sous une autre forme.

Dans nos sociétés, les maîtres capitalistes ne travaillent pas : ils ont des activités, ils s’occupent.

En cela, nous sommes aussi les héritiers des cultures grecques et romaines.

Hannah Arendt montre bien dans Condition de l’homme moderne (p.124) que ces civilisations disposaient de deux mots différents qui renvoyaient à deux activités sociales différentes là où en français il ne subsiste qu’un seul mot : ponein et ergazesthai, laborare et operare. Les premiers désignaient les activités pénibles causant de la souffrance et généralement réservées aux esclaves comme les travaux des champs, l’exploitation des mines, alors que les seconds désignaient le travail des artisans. D’ailleurs dans le texte précité de Saint-Paul, c’est le mot ergazesthai qui est employé.

Il faut se libérer du travail et non se libérer par le travail : la société de demain sera une société d’artistes/artisans qui feront des œuvres et qui ne travailleront plus.

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