Le travail et la technique

La technique nous libérera-t-elle du travail ?

Problématique

De nos jours, avec le chômage de masse, il y a une revalorisation du travail, voire une sanctification. Cette sanctification est nouvelle dans l’histoire des idées. Quand on se tourne vers l’antiquité gréco-romaine, on n’y voit rien de tel, bien au contraire. Le travail était considéré comme quelque chose de méprisable, de vil, réservé aux esclaves. Aristote écrit par exemple dans La Politique :

« Si, pareilles aux statues légendaires de Dédale ou aux trépieds d’Héphaïstos, qui, au dire du poète, « pouvaient d’eux-mêmes entrer dans l’assemblée des dieux », les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors les maîtres d’ œuvre n’auraient nul besoin de manœuvres ni les maîtres, d’esclaves. »

Mais de nos jours le travail est devenu une norme, un « fait social total » pour reprendre l’expression de Marcel Mauss. C’est le principal moyen de subsistance. Tout l’ordre social s’organise autour de lui.

Le développement de la robotique et de l’intelligence artificielle ne va-t-il pas rendre obsolètes les formes actuelles du travail ? C’est ce que pense le pape français du transhumanisme, Laurent Alexandre. Le développement de la technologie nous libère-t-il du travail ou produit-il une nouvelle forme de servitude ? Pourquoi donc travaillons-nous dans une société comme la nôtre ? Quel intérêt avons-nous à travailler dans une société comme la nôtre que d’aucuns ont qualifié de société d’abondance, voire de gaspillage ? Travailler est-ce toujours une malédiction ? Ne peut-on pas envisager « la fin du travail », d’après un titre célèbre de Jérémy Rifkin publié la première fois en français en 1996?

Nous verrons successivement trois thèses :

Première thèse : le travail est servitude.

Deuxième thèse : la technique aurait dû nous libérer du travail.

Troisième thèse : il est impossible de se libérer du travail.

Le travail contrairement aux apparences n’est pas seulement un concept économique : c’est aussi un concept ontologique (Marcuse) parce qu’il « saisit l’être de l’existence humaine en tant que tel ».

Première partie : l’homme travaille par nécessité

(Nous allons ensuite critiquer cette thèse dans la deuxième partie en montrant que la nécessité et la rareté sont aussi produites par l’économie politique – thèse de Baudrillard)

« Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. » nous dit Marx.

Nous allons analyser l’état primordial du travail,  la nature de cet acte et vous verrez que ce n’est pas si simple. Marx l’appelle son caractère instinctif, un travail qui est commun aux vivants puisque c’est le caractère fondamental de la vie qui est la production indéfinie de formes.
L’acte en question est un acte de production. A l’entrée « produire » du Dictionnaire technique et critique de la philosophie, il y a un renvoi au verbe déterminer. Quand on s’y rapporte, on voit qu’un des sens du verbe produire est causer.
Le travail est donc un acte par lequel l’homme produit ses moyens de subsistance. C’est donc un acte nécessaire.
La nécessité, c’est ce qui est le contraire de la contingence et du possible, c’est ce qui ne peut être autrement ou d’une autre manière ou d’une autre façon. Est nécessaire selon le Lalande (Dictionnaire de philosophie) « l’enchainement des causes et des effets dans un système déterminé ».

Pour comprendre le travail il faut comprendre la place de l’homme dans le système de la nature. Il faut comprendre la condition naturelle de l’homme, de l’homme en tant qu’être vivant, puisque la vie est le rapport immédiat de l’homme au monde.

Les Grecs avaient deux mots pour désigner la vie : zoè qui est la vie animale et bios qui est la vie proprement humaine.

En tant que vivant, qu’est-ce qui caractérise l’homme par rapport aux êtres espèces animales si on les compare à la naissance ? Son extrême vulnérabilité et sa très grande dépendance vis à vis des autres êtres humains pour s’humaniser.

Pour comprendre dans quel but l’homme travaille il faut partir du rapport immédiat de l’homme à la nature qui est l’extrême dénuement (état de l’homme qui est privé de ce qui est nécessaire, misère). La Nature est ici à entendre, non comme un système de lois (XVIIe siècle), mais comme un système de forces (XVIIIe siècle).

Ce dénuement extrême est illustré par Platon dans un mythe célèbre : le mythe de Prométhée ou de Protagoras, dont voici un extrait.

Texte n°1:

« XI. — C’était au temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée de les pourvoir et d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Épiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. « Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner ». Sa demande accordée, il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns, la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d’échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d’eux ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de corne, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang ; ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns l’herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques-uns même il donna d’autres animaux à manger ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leurs victimes, pour assurer le salut de la race.

Cependant Épiméthée, qui n’était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couverture, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus, et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus habite et où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Épiméthée. »

Platon, Protagoras (320d-322a), traduction Émile Chambry.

Aristote critique ce mythe dans Les Parties des animaux, § 10, 687 b, éd. Les Belles Lettres, trad. P. Louis, pp. 136-137.

Texte n°2:

« Anaxagore prétend que c’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui est rationnel plutôt, c’est de dire qu’il a des mains parce qu’il est intelligent. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable d’utiliser le plus grand nombre d’outils : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main. Aussi ceux qui disent que l’homme n’est pas naturellement bien constitué, qu’il est le plus désavantagé des animaux, parce qu’il est sans chaussures, qu’il est nu et n’a pas d’armes pour combattre, sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense, et il ne leur est pas possible d’en changer. Ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir comme pour faire tout le reste, il leur est interdit de déposer l’armure qu’ils ont autour du corps et de changer l’arme qu’ils ont reçue en partage. L’homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours permis d’en changer, et même d’avoir l’arme qu’il veut quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, elle devient lance ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. La forme même que la nature a imaginée pour la main est adaptée à cette fonction. Elle est, en effet, divisée en plusieurs parties. Et le fait que ces parties peuvent s’écarter implique aussi pour elles la faculté de se réunir, tandis que la réciproque n’est pas vraie. Il est possible de s’en servir comme d’un organe unique, double ou multiple. »

Interprétation du mythe.

Le mythe raconte sous forme de récit une vérité difficilement supportable à entendre. Quelle est cette vérité ?

Celle de la détresse originelle de l’homme. Pourquoi cette vérité est difficilement supportable ? Parce qu’elle remet en question l’idée de toute puissance narcissique de l’homme. Où s’exprime cette toute puissance narcissique ? Dans La Bible Genèse 1, 26, l’homme est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Épiméthée représente une nature avare, peu prodigue, bête, sans intelligence, sans finalité, où règne le pur hasard et de laquelle l’homme doit extraire sa subsistance.

Quant à Prométhée, il représente la ruse, l’intelligence, la prévoyance.

Selon le mythe le travail est la mise en œuvre d’une technique de vie. Le travail est une activité vitale.

Le travail est la négation d’une négativité, celle de la nature.

Le travail n’est pas une fin en soi, mais un moyen nécessaire de subsistance. L’homme travaille pour satisfaire ses besoins. Ce sont nos besoins primaires qui nous poussent à travailler. Le travail, c’est ce que l’homme fait de ses mains. La cueillette est l’œuvre de ses mains et de son cerveau.

Nous travaillons pour satisfaire nos besoins vitaux et le premier des besoins vitaux pour les individus, c’est de manger.

C’est ce que semble suggérer Locke dans le chapitre 5 du Second Traité du gouvernement civil, §28 l’homme travaille d’abord parce qu’il a faim.

Texte n°3 :

« Celui qui se nourrit des glands qu’il a ramassés sous un chêne, ou des pommes qu’il a cueillies aux arbres d’un bois, se les est certainement appropriés. Personne ne peut nier que ces aliments soient à lui. Je demande donc : Quand est-ce que ces choses commencent à être à lui? Lorsqu’il les a digérées, ou lorsqu’il les a mangées, ou lorsqu’il les a fait bouillir, ou lorsqu’il les a rapportées chez lui, ou lorsqu’il les a ramassées ? Il est clair que si le fait, qui vient le premier, de les avoir cueillies ne les a pas rendues siennes, rien d’autre ne le pourrait. Ce travail a établi une distinction entre ces choses et ce qui est commun; il leur a ajouté quelque chose de plus que ce que la nature, la mère commune de tous, y a mis ; et, par là, ils sont devenus sa propriété privée.
Quelqu’un dira-t-il qu’il n’avait aucun droit sur ces glands et sur ces pommes qu’il s’est appropriés de la sorte, parce qu’il n’avait pas le consentement de toute l’humanité pour les faire siens? était-ce un vol, de prendre ainsi pour soi ce qui appartenait à tous en commun ? si un consentement de ce genre avait été nécessaire, les hommes seraient morts de faim en dépit de l’abondance des choses […]. Nous voyons que sur les terres communes, qui le demeurent par convention, c’est le fait de prendre une partie de ce qui est commun et de l’arracher à l’état où la laisse la nature qui est au commencement de la propriété, sans laquelle ces terres communes ne servent à rien. Et le fait qu’on se saisisse de ceci ou de cela ne dépend pas du consentement explicite de tous. Ainsi, l’herbe que mon cheval a mangée, la tourbe qu’a coupée mon serviteur et le minerai que j’ai déterré, dans tous les lieux où j’y ai un droit en commun avec d’autres, deviennent ma propriété, sans que soit nécessaire la cession ou le consentement de qui que ce soit. Le travail, qui était le mien, d’arracher ces choses de l’état de possessions communes où elles étaient, y a fixé ma propriété. »

Pour Locke le travail humain ajoute quelque chose de plus à la Nature : la propriété privée. Faire du travail la source de la propriété est une thèse originale introduite par Locke et vite adopté (1690)

Le travail c’est le règne de la nécessité et le règne de la liberté semble être celui du non-travail, celui de l’occupation oisive. Oisiveté se dit aergia en grec. Est-ce bien le cas ?

Pour répondre à cette question nous allons nous appuyer sur les analyses de Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, qui distinguent le travail et l’œuvre (Chapitre III)

Travail et œuvre

Dans toutes les langues européennes, il y a deux mots différents pour désigner semble-t-il une même activité : par exemple, en latin, laborare et facere, en anglais, labor et work, en allemand arbeiten et werken.

D’après Hannah Arendt, les Romains distinguaient le labor, de l’opus.

Pour le premier le dictionnaire étymologique de la langue latine Ernout-Meillet indique les idées de peine, de labeur, de charge, de douleur, de souffrance (dolor) . Le mot s’emploie pour le travail des bœufs par exemple (Cf. Virgile, Géorgiques)

Pour le deuxième au début il a le même sens que labor, mais par la suite il prend le sens d’œuvres intellectuelles.

Le premier était réservé aux paysans-esclaves, le second aux hommes.

Dans toutes ces langues, l’équivalent français du mot « travail » renvoie à ce qui est pénible, ce qui cause de la peine.

Hannah Arendt présente son analyse du travail comme une critique des thèses de Marx, bien qu’elle refuse de joindre sa voix aux  » antimarxistes professionnels « . La critique de Marx porte d’abord sur son refus de la distinction essentielle entre travail et œuvre, cette distinction qu’on peut trouver chez Aristote opposant l’artisan, celui qui œuvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui  » tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie « , ou chez Locke quand il sépare  » le travail de nos corps  » et  » l’œuvre de nos mains « . H. Arendt affirme que les Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu’il était effectué par les esclaves. C’est plutôt à l’inverse qu’il faut comprendre les choses : c’est parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que l’esclavage a été institué. Il fut en effet d’abord  » une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail  » . Du même coup, l’incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l’esclave (animal laborans) telle qu’on la trouve chez Aristote, peut s’éclairer. Aristote ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain.  » Il refusait de donner le nom d’hommes aux membres de l’espèce humaine qui étaient soumis à la nécessité « . H. Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses d’Aristote à son compte, mais, par l’importance qu’elle accorde à ces réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de l’esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s’agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu’elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient ζωη ; mais la vie humaine (βιος), cet espace de temps tissé des événements qui s’intercalent entre la naissance et la mort, de ces événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce deuxième sens, proprement humain, la vie en ce deuxième sens ne s’exprime pas dans le travail.

L’œuvre, pour Hannah Arendt, est exactement l’antagoniste du travail. Elle est l’humanité de l’homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l’homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l’homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature.  » L’œuvre fournit un monde artificiel d’objets. […] La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde.  » L’opposition du travail et de l’œuvre, c’est, au fond, l’opposition entre le travail du chasseur et de l’agriculteur et celui de l’artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l’homme dont l’activité est « artifice  » et, donc, la marque propre de l’humanité.

A la différence du travail cyclique, l’œuvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s’achève dans un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre existence, indépendante de l’acte qui l’a produite. Le produit de l’œuvre s’ajoute au monde des artifices humains.  » Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines.  » Il ne s’agit pas ici d’une remarque faite en passant ; cette caractéristique de l’œuvre est de la plus haute importance.

Pour Arendt, il est important de distinguer l’animal laborans de l’homo faber.

L’antithèse du travail selon les Grecs et les Romains, c’est la vie politique, la vie publique et non pas la vie des affaires. « L’homme d’affaires est contre-nature » nous dit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque.

Pour Hannah Arendt, c’est l’œuvre qui est la négation du travail.

Le travail n’est pas le propre de l’homme puisqu’il le partage en commun avec les autres animaux.

En ce sens on peut dire que contrairement à Marx, ce n’est pas le travail qui est le propre de l’homme, mais l’œuvre.

II) La technique facilite le travail et augmente la productivité

Les premières manifestations de l’activité technicienne de l’Homme sont les pierres taillées. Jusqu’en 2015, on associait cette industrie lithique (du grec λιθος, pierre) à Homo habilis, suite aux travaux de Mary et Louis Leakey. Mais en 2011, on a découvert des pierres taillées datées de 3,3 M d’années au Kenya sur le site de Lomekwi 3 à l’ouest du lac Turkana. Ce sont les plus anciens outils préhistoriques décrits à ce jour. Les chercheurs concluent que la faculté de fabriquer des outils précède l’apparition du genre Homo. Ceci est confirmé par les observations contemporaines sur les chimpanzés, qui utilisent des outils pour casser des noix ou des branches effeuillées pour attraper des termites. Ces observations ont été faites pour la première fois par Jane Goodall.

Pour l’anthropologue André Leroi-Gourhan, l’outil est « comme une véritable sécrétion du corps et du cerveau des Anthropiens » (Le geste et la parole, I, Technique et langage, p.132). « La technicité humaine est un simple fait zoologique » (op. cit. p.134). Développons cette idée.

Les conformations corporelles de chaque espèce sont considérées comme des dispositifs techniques destinés à assurer la survie de l’organisme par des fonctions comme l’acquisition de nourriture, le déplacement ou la défense contre les prédateurs. “…l’action technique est présente aussi bien chez les invertébrés que chez l’homme et on ne saurait la limiter aux seules productions artificielles dont nous avons le privilège.” (Le geste et la parole,II, La mémoire et les rythmes p.35).

Prenons le cas de l’Homme

Ses premiers outils sont des « exsudats » des dents et des ongles : des molaires pour écraser, des canines pour percer et des incisives pour couper. « On y voit l’outil sourdre littéralement de la dent et de l’ongle » (op. Cit., t.2, p. 40). Mais à la différence des dents, ils sont séparés du corps, ce qui offre un avantage certain (Cf. texte d’Aristote supra).

Ses premiers outils étaient des percuteurs, des choppers, galets débités par un coup porté à angle droit, perpendiculairement à leur surface et à leur grand axe. Cependant, faute de documents, « il est difficile de se représenter comment l’incisive devient chopper. » (op. Cit., t.2, p.44).

Les coups ne sont pas portés au hasard, mais suivant un plan de découpe, ce qui implique que l’objet final est déjà représenté, imaginé dans le bloc initial.

Ces observations confirment la remarque de Marx : «ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche ». (Cf. supra)

Ces outils servaient très certainement à tuer les animaux environnants, à les découper, à en écraser les os pour en extraire la moelle. De nombreux fossiles animaux ont été trouvés sur les sites de fouille, dans les mêmes couches sédimentaires.

Les thèses de Leroi-Gourhan permettent de comprendre que la technique est un prolongement de la nature. Il n’y a pas de hiatus ou de coupure entre les deux. En naturalisant la technique, il nous permet mieux de comprendre la spécificité du « phénomène humain ».

Comme l’avait pressenti Aristote, la technique humaine commence par la libération de la main, elle-même rendue possible par la bipédie. La main devient alors « outil d’outil ».

Dans un premier temps, la main, le bras sont des moteurs directs (gestes de percussion, de lancer, de grattage. Le passage à la « motricité indirecte » se voit dans les propulseurs de javelines.

L’évolution des techniques est très lente pendant 2 à 3 millions d’années, puis accélère brusquement au cours du néolithique avec l’invention de l’agriculture, suivie de celle de la métallurgie. Mais jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, c’est la motricité animale qui domine, jusqu’à l’invention de la machine à vapeur, qui va changer la donne et provoquer la première révolution industrielle.

Les Grecs anciens connaissaient la vapeur, mais en faisaient un usage récréatif. Les historiens anciens nous décrivent les machines de Héron d’Alexandrie qu’il avait inventé pour émerveiller et distraire la cour du roi Ptolémée. Il nous est resté des fragments d’un de ses ouvrages les Πνευματικά.

L’exemple de plus connu de machine à vapeur inventée par Héron est l’éolipyle, dont on trouvera une illustration ci-dessous.

Cette machine était une chaudière hermétique remplie en partie d’eau que l’on plaçait sur un feu. De cette chaudière sortait un tube creux relié à une sphère pouvant tourner autour d’un axe horizontal. De cette sphère deux autres tubes perpendiculaires à l’axe laissaient sortir la vapeur qui par propulsion faisait tourner la sphère.

L’utilisation de la vapeur comme force de travail a été rendue possible par la découverte du poids de l’air. Cette découverte est due aux expériences de Torricelli, puis à celles de Pascal au sommet du Puy de Dôme.

Torricelli est l’assistant de Galilée. Les fontainiers de Florence s’étaient adressés à l’illustre savant pour résoudre le problème suivant : ils ne parvenaient pas, avec une pompe aspirante, à monter de l’eau à plus de 10 m de hauteur. Jusqu’alors, la théorie aristotélicienne selon laquelle la nature avait « horreur du vide » prévalait et prévoyait qu’en aspirant l’air au sommet d’un tube plongeant dans l’eau, il devait être possible de la pomper depuis n’importe quelle profondeur. De toute évidence, cet exemple démontrait le contraire.

Torricelli n’adhère pas à la thèse aristotélicienne selon laquelle « la nature a horreur du vide ». Il pense plutôt que c’est l’air, qui, en appuyant sur l’eau la fait monter.

Pour vérifier son hypothèse, il va utiliser du mercure, 13,6 fois plus dense que l’eau.  Il remplit de mercure un tube d’un mètre de long scellé à l’une de ses extrémités, bouche avec un doigt l’autre extrémité puis retourne ce tube sur une cuve contenant du mercure. Le niveau de mercure dans le tube baisse pour se stabiliser à environ 76 cm au dessus de la surface de mercure de la cuve. Torricelli est alors convaincu que la poussée de l’air (la pression atmosphérique), s’exerçant sur le mercure de la cuve compense le poids de la colonne de mercure, empêchant le tube de se vider.  Il venait d’inventer le baromètre !

Pascal, de son côté, transforma le baromètre en altimètre. Intéressé par l’expérience de Torricelli, il devina que si la pression de l’air était responsable de l’élévation du mercure, ces deux grandeurs devaient diminuer avec  l’altitude. En 1648, il demanda à son beau-frère, Florin Perrier, de rééditer l’expérience de Torricelli en haut du Puy de Dôme (ce dernier vivait en Auvergne). A 1 000 m d’altitude, la hauteur de la colonne de mercure n’était plus que de 680 mm. Preuve était faite que l’hypothèse de Torricelli était juste. Il faudra attendre la mise au point du premier moteur atmosphérique pour que l’homme utilise le poids de l’air comme force pour produire un travail utile.

Cette invention, on la doit à Denis Papin. En 1673, ce dernier est l’assistant de Christian Huygens. Ensemble, ils mettent au point un moteur expérimental, à combustion et explosion. « L’idée de cette machine était de créer un vide sous le piston, après y avoir enflammé un volume de poudre, et chassé les gaz de combustion au-dehors », nous dit Wikipedia. Ils réussissent à déplacer un piston entraînant une charge de 70 kg sur 30 cm, en chauffant un cylindre métallique vidé d’air, rempli de poudre à canon. Plus tard, en 1690, Papin eut l’idée de remplacer la poudre à canon, difficilement maîtrisable, par le l’eau chauffée et refroidie. La première machine à vapeur allait naître.

Anticipant la révocation de l’édit de Nantes (1685) Papin, se rend en Angleterre, à Londres plus exactement où il se lie d’amitié avec Robert Boyle. Là-bas, en 1679, il met au point un certain nombre d’inventions, dont la fameuse marmite de Papin qui est la première cocotte-minute et qu’il appelle digesteur. 

Après un séjour à Venise, il revint à Londres où il mit au point un appareil expérimental : un simple cylindre/piston de deux doigts de diamètre (4 cm), dans lequel il met de l’eau avant de le placer sur le feu. L’eau en chauffant se transforme en vapeur, augmente de volume et le piston s’élève. Lorsque le piston est bloqué en position haute, grâce à un cran d’arrêt placé sur la tige, c’est alors le moment de retirer le cylindre du feu et de laisser refroidir. Devenue froide, la vapeur se condense, et tout l’espace autrefois occupé par la vapeur est vide. On a donc au-dessus du piston, le poids de la colonne d’air (= la pression atmosphérique) et au-dessous du piston, un vide important, jusqu’à la surface de l’eau recondensée. Lorsqu’on relâche le cran d’arrêt, la colonne d’air pèse de tout son poids sur le haut du piston, ce qui permet à la tige du piston de soulever un poids de 60 livres (30 kg).

Sa « marmite » est un simple cylindre muni d’un piston B. Un peu d’eau était introduite dans le cylindre qui était chauffé. De la vapeur d’eau était produite qui poussait le piston vers le haut qui se bloquait à une certaine hauteur grâce à une petite tige G. A ce moment on retirait la marmite du feu et on attendait que la vapeur d’eau se refroidissent et se recondense en eau. Ainsi le vide était créé dans le piston. Il suffisait de relâcher le piston en débloquant la tige G pour que celui ci soit poussé violemment vers le bas sous l’action de la pression atmosphérique.

(Source : http://visite.artsetmetiers.free.fr/papin.html)

Thomas Savery pense à utiliser le principe de la machine de Papin pour créer  une pompe à vapeur pour extraire l’exhaure des mines. Il sera le premier à utiliser la vapeur comme force motrice pour soulager le travail humain en créant une pompe (Illustration ci-dessous) qui servira à évacuer l’eau des mines. Cette machine est sans piston (illustration ci-dessous)

Thomas Newcomen en reprit le principe en 1712 pour fabriquer la première machine à vapeur industrielle. Ces machines, qui fonctionnaient à la pression atmosphérique, avaient une portée limitée (65m).

Mais la machine qui inaugura véritablement la révolution industrielle fut la machine de Watt. Son invention était tellement géniale que son nom est resté comme unité de mesure du travail en physique, le watt.

Watt introduisit plusieurs inventions de son cru dans la machine de Newcomen. Il s’associa ensuite à un industriel Boulton pour produire les machines en série, après avoir déposé un brevet dès 1769. Dans les machines précédentes, c’est la pression atmosphérique, du fait de la condensation de la vapeur, qui repousse le piston. Dans les machines de Watt et celles de ses successeurs, c’est la vapeur elle-même qui crée la force motrice sur les deux faces du piston, d’où le nom de machines à vapeur à haute pression. Dans les années 1770 et 1780, James Watt apporte quatre innovations majeures qui permettent d’augmenter considérablement le rendement de la machine à vapeur. La première d’entre elles est le condenseur séparé, qui permet de maintenir le cylindre constamment chaud. La deuxième innovation est le principe du double effet, qui permet de pousser le piston alternativement sur les deux faces, créant un circuit fermé à flux continu. Cette innovation n’aurait pu se produire sans l’amélioration du balancier. En effet, les chaînes utilisées jusqu’alors permettent uniquement de tirer le balancier mais pas de le pousser. Pour cela, James Watt met au point un système plus rigide : le parallélogramme articulé. L’une des difficultés consiste à passer du mouvement rectiligne du piston au mouvement circulaire du balancier. Le parallélogramme de Watt, sa troisième innovation majeure, est une solution élégante pour réaliser un guidage linéaire en faisant appel uniquement à des articulations. Un grand volant d’inertie permet de régulariser le mouvement de la machine à vapeur. Pour éviter que la machine ne s’emballe, Watt met au point le régulateur à boules qui, lorsque la vitesse de la machine augmente, diminue automatiquement l’arrivée de la vapeur, provoquant ainsi une réduction de vitesse. Cette dernière innovation représente le premier système de régulation par boucle de rétroaction.  Celles-ci joueront un rôle prépondérant dans le développement de la révolution industrielle, en fournissant un moteur pour toutes sortes d’utilisation. Ce moteur est, à la différence des moulins, indépendant des variations climatiques. (d’après Encyclopédia Universalis).

a) Le volant, dont le but est de réguler la vitesse de fonctionnement de la machine.

Si la machine tourne trop vite, le volant se met en rotation plus rapidement et accumule ainsi une partie de l’énergie.

Les frottements étant réduits, le volant poursuit son mouvement. Il peut restituer à la machine son énergie cinétique, si sa vitesse de fonctionnement vient à diminuer.

b) Le régulateur à boules

Le régulateur, ou « flyball governor » en anglais est un dispositif permettant à la machine de régler elle-même sa vitesse de rotation. Cet appareil se compose de deux boules métalliques soutenues par deux tiges articulées autour d’un point fixe O au sommet de l’appareil. Deux autres tiges PM et P’M’ reliées aux points P et P’ sont fixées au collet en M et M’. Ce collet peut s’élever ou s’abaisser le long de l’axe vertical.

Quand la machine fonctionne au bon régime l’écartement des boules permet à la fourchette d’être horizontale.

Si la vitesse est trop élevée, les boules s’éloignent de l’axe entraînant le collet vers le haut et la fourchette pivote autour de l’axe A et appuie sur la valve.

Si la vitesse de fonctionnement est trop faible, les boules se rapprochent de l’axe, le collet s’abaisse et la fourchette pivote autour de l’axe A et relève la valve.

La fourchette est reliée à une valve d’admission de la vapeur provenant de la chaudière. Ainsi quand la machine tourne trop vite la quantité de vapeur diminue et inversement dans le cas contraire.

(source : ibidem)

c) Ensuite, le parallélogramme de Watt

Le balancier est un dispositif ingénieux qui permettant de transformer le mouvement de translation du piston en un mouvement de rotation pour faire tourner par exemple un arbre moteur. Le balancier tournant autour de l’axe O est lié au parallélogramme MNPI articulé.
Lorsque le balancier oscille autour de O, le mouvement de la tige du piston reliée au point P est pratiquement rectiligne.
En effet, le dispositif astucieux de Watt consiste en un parallélogramme MNPI dont les quatre côtés sont de longueur constante et qui peut s’articuler autour de ses quatre sommets.

d) Puis, le condensateur externe.

James Watt remarquait que l’eau injectée dans le cylindre pour recondenser la vapeur, refroidissait considérablement les parois de celui-ci. Il eut pour idée d’utiliser un condenseur externe.
La vapeur arrive par un tuyau latéral et passe dans le cylindre puis est refroidie par injection d’eau froide dans un condenseur placé en-dessous du cylindre.
Ce condenseur baigne dans de l’eau froide qui est recyclée quand elle s’est trop réchauffée grâce à une pompe d’épuisement.
L’apport en eau provenant d’un puits ou d’une rivière est assuré par une pompe d’alimentation.

e) Enfin, Le tiroir de distribution de vapeur.

Afin que la vapeur puisse agir de part et d’autre du piston, un excentrique est relié d’un côté à l’arbre moteur et de l’autre à un tiroir d’admission de la vapeur qui est ainsi animé d’un mouvement alternatif comme l’indique l’animation.

La distribution de la vapeur par ce tiroir consiste à faire circuler la vapeur qui vient de la chaudière grâce au mouvement de va-et-vient d’une pièce mobile du tiroir.
Pendant que la « nouvelle » vapeur rentre d’un côté du piston, « l’ancienne » est évacuée vers le condenseur.

1. Le piston commence son mouvement vers le haut, poussé par la vapeur qui arrive par la lumière du bas.
2. Quand le cylindre est complètement rempli, le tiroir qui s’est élevé par l’intermédiaire de l’excentrique, laisse rentrer la vapeur par le haut du cylindre.
3. Le piston redescend et la vapeur est évacuée par la lumière du bas. Et ainsi de suite…

La machine à vapeur de Watt lance véritablement la première révolution industrielle.
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