Langages animaux et langage humain

 

Introduction

Pourquoi débuter un cours de philosophie par le langage ? Que l’Homme soit l’animal qui parle est une évidence qui doit être interrogée. L’animalité de l’Homme, elle aussi, doit être interrogée, mais fera l’objet d’une réflexion dérivée et non centrale. Qu’est-ce que parler au sens propre ? Quelles en sont les implications, les conséquences ?

I) Définitions

A) Langage

Par le mot langage, on comprend la capacité propre aux êtres vivants à communiquer des informations sur leur environnement à d’autres êtres de la même espèce qu’eux. Le langage suppose un émetteur, un récepteur, un message porteur d’une information. Ce message peut être visuel, sonore, olfactif ou corporel.

Le message porte une information. Cette notion d’information est primordiale. Dans information, il faut entendre forme et dans forme, configuration.

Le langage suppose aussi une intention signifiante. Pas de langage sans perception.

La communication est le partage d’une information. Elle suppose un émetteur, un récepteur, un canal, un message. La communication n’est pas nécessairement consciente. On peut le voir avec la communication cellulaire. Nos cellules échangent constamment des messages entre elles sans que nous en ayons conscience. Par exemple, lorsque notre glycémie est basse, un signal est envoyé aux cellules du foie pour qu’il commence la néoglucogenèse afin qu’il augmente la production de glucose. Ces mécanismes physiologiques complexes ne sont pas encore totalement élucidés.

Mais par langage, on entend une faculté proprement humaine d’utiliser des sons articulés pour exprimer des images mentales, des sensations ou des perceptions.

Qu’est-ce qu’un son articulé ? Un son articulé n’est pas un son continu, ni un cri, mais une succession de syllabes, c’est-à-dire une succession de consonnes et de voyelles, dont l’assemblage donne des mots et celui des mots donne des phrases.

Le langage humain est doublement articulé. La première articulation est celle des mots en phrases, et la seconde articulation est celle des phonèmes – ou sons pertinents – d’une langue en mots. On reviendra sur ce concept de pertinence dans le développement.

Cette double articulation fait la spécificité du langage humain et le distingue radicalement des langages des autres animaux.

Dans les années 1960, on a essayé d’apprendre à parler à des grands singes, mais des différences anatomiques – les chimpanzés ont par exemple le larynx trop descendu dans leur gorge pour pouvoir articuler les sons humains – ont rendu cette tâche impossible. On s’est alors tourné vers le langage des signes.

Les époux Gardner ont réussi à apprendre à une guenon recueillie à l’âge de 10 mois et baptisée Washoe plus de 200 signes de l’ASL, la langue des signes américains. Elle a pu elle-même transmettre ce savoir à un autre chimpanzé qu’elle a adopté (Loulis).

Synthèse : https://www.the-instant.today/art-de-vivre/animaux/le-langage-pour-communiquer-avec-les-animaux-washoe-le-singe-qui-murmurait-a-loreille-des-hommes-1328

À la fin de sa vie, elle possédait plus de 250 signes et pouvait composer des phrases qui exprimaient des demandes. Elle a transmis la connaissance de ces signes à un chimpanzé qu’elle avait adopté – Loulis –. Que nous révèle le cas de Washoe et d’autres cas semblables ?

Cet article de Libération raconte l’aventure de Roger Fouts avec Washoe.

1°) Que les grands singes, comme nous, ont une représentation mentale du monde, et d’eux-mêmes, ce qu’on appelle encore une théorie de l’esprit. Cette dernière conclusion est contestée par Povinelli.

Ils sont conscients de leur existence, ce que montre le test du miroir. C’est du moins la conclusion que Gallup a tiré à partir du test de la tache colorée.

2°) Que leur langage est essentiellement un langage tourné vers la demande de satisfaction de besoins corporels, des demandes de nourriture principalement. Or si le langage humain commence bien par la demande, il s’en éloigne ensuite progressivement pour exprimer des désirs, pour faire des récits qui vantent les exploits du sujet qui parle.

3°) Toutes les langues humaines expriment la subjectivité de celui qui parle par une marque de la première personne, « je » en français, « ego » en latin, « I » en anglais, « Ich » en allemand, etc.

Il faut faire la distinction entre le langage – faculté de communication – et la langue, l’ensemble des signes qui servent de code ou d’instrument de communication.

Communication, veut dire mise en commun. Qu’est-ce qui est mis en commun chez l’homme ? C’est l’expérience vécue individuelle, qui cesse d’être privée, pour devenir collective ou intersubjective. Cette mise en commun est nécessaire à la survie de l’individu et celle du groupe. Sans le groupe, l’individu est incapable de survivre seul ou de développer ses aptitudes à devenir humain, comme le montre le cas des enfants sauvages.

Cette mise en commun se fait par des récits individuels qui deviennent des mythes lorsqu’ils sont partagés par tout un groupe ou une communauté.

Le langage humain est au fondement de sa culture, c’est-à-dire de la manière dont il organise sa vie sociale, sa vie avec les autres êtres humains.

I) Les enfants sauvages ou l’humain en deçà de la parole articulée.

Je m’appuie sur le livre de Lucien Malson pour cette section.

Les enfants sauvages sont des enfants qui ont été abandonnés en bas âge dans la nature et qui ont été élevés par des animaux. Le cas le plus célèbre est celui de Victor de l’Aveyron, découvert au début du XIXe siècle dans le département du même nom. Il est célèbre parce qu’il a été étudié par le Docteur Itard, membre de l’Académie des sciences, qui a rapporté soigneusement ses observations et ses conclusions dans plusieurs mémoires et aussi parce que son histoire a été portée à l’écran par François Truffaut, célèbre cinéaste français.

 

 

II) Les propriétés du langage humain

A) Double articulation (Martinet)

Le langage humain est doublement articulé. La première articulation est celle des mots en phrases, et la seconde articulation est celle des sons en mots.

Les sons pertinents pour une langue sont appelés des phonèmes. La phonologie est l’étude des sons pertinents d’une langue. Ce qu’on appelle la pertinence, c’est la capacité à distinguer des sons proches.

Elle doit être distinguée de la phonétique qui s’intéresse aux sons en tant que tels.

Phonétique et phonologie sont deux domaines de la linguistique qui s’intéressent à l’aspect sonore du langage.

La phonétique est une science interdisciplinaire qui emprunte à d’autres disciplines comme la physiologie, l’acoustique, la pathologie, etc. Elle comprend trois grands domaines :

a) phonétique articulatoire, qui concerne la physiologie de la phonation et les particularités articulatoires des sons de la parole.

b) la phonétique acoustique qui traite de l’aspect physique des sons de la parole en analysant la parole comme onde.

c) la phonétique perceptive qui s’occupe de la perception des sons.

Cette perception dépend beaucoup de notre état physiologique et/ou émotionnel.

La phonologie étudie les phonèmes. « Un phonème est la plus petite unité discrète ou distinctive qu’on puisse isoler par segmentation de la chaîne parlée » (source Wikipédia).

La phonologie aborde les sons en mettant en évidence en quoi ils se distinguent les uns des autres afin de permettre la signification des unités de rang supérieur appelées mots. Ces sons sont à la base des changements de sens. On distingue les phonèmes par une épreuve de commutation, comme remplacer le /b/ de bateau par un /r/, ce qui donne râteau.

B) Expressivité

Chomsky a écrit : « le langage humain est capable de tout dire ». Que signifie l’expression « tout dire » ? Est-ce dire la totalité de ce qui est ? Mais le langage peut-il dire ce qui est insensé, dénué de sens, l’absurdité de l’être ou du non-être ? Ne font-ils partie du tout eux aussi ? Ne peut-on les exclure du Tout sans que le Tout cesse d’être le Tout ?

Et qu’est-ce que « dire » ? Est-ce s’exprimer par la parole, par le geste ? Et s’exprimer est-ce le passage d’une intériorité à l’extériorité ?

Le mot « langage » en français possède plusieurs sens. Au sens large, on appelle langage tout système ou ensemble de signes permettant l’expression et la communication. A ce titre on peut légitimement parler de langages animaux.

Le premier scientifique qui s’est intéressé aux langages des animaux et a tiré des conclusions qui font autorité, parce qu’elles sont fondées sur des observations et des expériences est Karl von Frisch.

Il a étudié des abeilles. Il a observé qu’une butineuse qui revenait à la ruche indiquait la distance et la direction du butin en faisant des danses. Un cercle si le butin est à moins de 100m et un huit si le butin est à plus de 100 mètres.

C’est bien là un langage, car des éléments de réalité sont traduits en signes ayant une signification.

Voyons les limites de ce langage, lorsqu’on le compare au langage humain.

Ce langage n’a que deux mots pour signifier la distance et la position par rapport au soleil. Si on place une coupelle d’eau sucrée au sommet d’un pylône, l’ouvrière qui la découvre par hasard ne peut pas communiquer sa distance aux autres abeilles, et elle ne peut pas inventer un mot nouveau.

Chez les êtres humains, un petit nombre de sons combinés entre eux, peuvent dire la totalité de son expérience.

Émile Benveniste souligne les différences entre le langage humain et les langages animaux : le propre de l’Homme est d’utiliser des symboles. Un symbole est un signe conventionnel qui représente la réalité. L’Homme invente des symboles, ce qui explique la multiplicité des langues.

On peut apprendre à des singes à communiquer avec nous grâce à des symboles, comme des lexigrammes.

Ouverture : https://www.pourlascience.fr/sr/article/les-chimpanzes-et-le-langage-4591.php.

Le langage désigne aussi le code utilisé pour s’exprimer. C’est ainsi qu’il existe des langages informatiques tels que le PASCAL, le LIPS, le C, le BASIC, le C++.

Chez les philosophes, le langage désigne la capacité proprement humaine à utiliser des signes arbitraires pour représenter des choses ou des états de choses.

Les linguistes, les psychologues ont souligné l’omniprésence du langage. Tout est langage est le titre célèbre d’un essai de la psychanalyste F. Dolto. Mais cette omniprésence est-elle une omnipotence ? Mais si tout est langage, le langage peut-il tout dire ? Y a-t-il de l’inexprimable, des choses que le langage ne peut dire ? Cette impossibilité tient-elle à la nature même du langage ou à la nature des choses ?

B) Puissance du langage de l’homme.

La puissance du langage a déjà été soulignée par les Sophistes dans l’Antiquité, en particulier par Gorgias qui soutient dans le dialogue de Platon du même nom qu’il est capable de faire prendre un remède amer à un patient, alors que son frère médecin en serait incapable parce qu’il lui manque l’art de la persuasion. La puissance du langage vient de sa capacité à persuader et non de sa capacité à tout dire.

Ce n’est qu’avec la linguistique moderne que la puissance du langage change de sens. Cette puissance du langage vient de sa capacité de tout dire, de dire la totalité de ce qui est ainsi que ce qui n’est pas. D’où vient cette capacité ?

Du fait que le langage humain est doublement articulé : c’est la thèse du linguiste Martinet. La langue est un système de signes permettant la communication et aussi l’expression des sentiments.

C) Constitution de la subjectivité.

Mais les linguistes vont plus loin : ils voient dans le langage le fait humain fondamental, puisqu’il fonderait même la conscience de soi. C’est en effet le pouvoir de dire « Je » qui fonde la conscience de soi, la conscience de son identité personnelle. Avant de pouvoir dire Je, l’humain ne se perçoit pas comme personne, mais comme chose parmi les choses. Il y a bien conscience dans cette perception, mais la conscience de soi n’apparaît que si l’individu peut percevoir son image ou son reflet comme son image ou son reflet. C’est ce redoublement de la conscience dans l’image et la perception de ce redoublement qui constitue la conscience de soi. « L’homme, parce qu’il est conscient, a une double existence. » (Hegel). C’est le fameux stade du miroir, dégagé en premier par les observations de Piaget et Wallon sur les enfants. Ce n’est qu’entre 18 mois et 24 mois que les enfants se reconnaissent dans le miroir. Cette reconnaissance de soi n’existe que chez les grands singes, nos plus proches cousins du point de vue de l’évolution, chez quelques mammifères marins ainsi que certaines espèces d’oiseau.

Si l’individu ne s’en tenait qu’à sa simple image spéculaire, son identité serait rendue problématique à cause du va-et-vient incessant entre le réel et l’imaginaire, la réalité et l’illusion. Cette image doit être reconnue par un tiers extérieur. C’est le fondement du narcissisme et de la confiance en soi. Cette reconnaissance par autrui passe par la parole. C’est cette parole de l’autre qui va permettre l’assomption du « Je ». Il n’y a de « Je » que grâce à un « Tu ». Le sujet ne peut dire « Je » que si on lui adresse d’abord la parole, que si on lui parle. C’est la parole de l’autre qui est constitutive du « Je ». Le sujet « n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage ». Le langage n’est pas substance du point de vue métaphysique (Cf. Merleau-Ponty).

Le linguiste Émile Benvéniste l’affirme très nettement : « Est ’ego’ qui dit ’ego’ ».

La conscience de soi n’est pas le fait premier, originaire, mais il est dérivé, secondaire.

Chez Descartes, il y a un impensé dans ses Méditations, qui est le rôle du langage dans l’expression et la constitution de la subjectivité. Mais le texte de Descartes l’affirme expressément : « De sorte que, tout bien pesé et soupesé, il faut finalement poser que cet énoncé, Ego sum, Ego existo, toutes les fois que je le prononce ou que je le conçois dans mon esprit, est nécessairement vrai. »

Le langage articulé ne fait pas que constituer le sujet. Par sa double articulation, il est capable de signifier la totalité de ce qui lui est accessible.

Le propre du langage de l’homme, selon Martinet, est d’être articulé sur deux niveaux. Le niveau des phonèmes. Ce sont les sons significatifs d’une langue. Ils forment un système qui obéit à des lois phonologiques. Le niveau des morphèmes (ou monèmes selon Martinet) ou éléments significatifs. Cette double articulation permet de constituer des énoncés en nombre quasi illimité. L’assemblage de ces éléments en phrases permet au langage de l’homme de tout dire à première vue.

Dire, c’est exprimer au moyen des mots tout ce qu’on perçoit ou tout ce qu’on ressent. Les limites du dire constituerait alors les limites de la perception, comme e montre la thèse de Sapir-Whorf.

Édouard Sapir a écrit : « Le fait est que la « réalité » est, dans une grande mesure, inconsciemment construite à partir des habitudes langagières du groupe. Deux langues ne sont jamais suffisamment semblables pour être considérées comme représentant la même réalité sociale. Les mondes où vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, pas simplement le même monde avec d’autres étiquettes.  »

De son côté Benjamin Whorf semble radicaliser la thèse de Sapir. Il écrit :

« Chaque langue est un vaste système de structures, différent de celui des autres langues, dans lequel sont ordonnées culturellement les formes et les catégories par lesquelles l’individu non seulement communique mais aussi analyse la nature, aperçoit ou néglige tel ou tel type de phénomènes et de relations, dans lesquelles il coule sa façon de raisonner, et par lesquelles il construit l’édifice de sa connaissance du monde […] Nous disséquons la nature suivant des lignes tracées d’avance par nos langues maternelles. »(in, Notes de linguistique française).

La thèse de Sapir-Whorf permet de souligner la relativité linguistique et montre que la langue n’est pas une nomenclature, que les mots ne sont pas des étiquettes collées aux choses comme Bergson l’avait déjà argumenté dans Le Rire.

Le dire est rendu possible par la capacité de signifier. Signifier veut dire être capable de représenter le réel par un signe. C’est cette capacité de représentation qui manque à l’animal. L’animal perçoit, se souvient mais ne représente pas. Le mot représentation pourrait nous induire en erreur si nous pensons qu’il veut dire présenter à nouveau. À ce moment-là, le simple fait de se souvenir serait une représentation. Mais représenter veut dire mettre à la place de. Dire, c’est exprimer le réel à l’aide de signes.

Ce principe est appelé par Searle le principe d’exprimabilité.

« Le principe selon lequel tout ce que l’on peut vouloir signifier peut être dit, et que j’appellerai « principe d’exprimabilité », est un principe important [] Je l’expose ici brièvement, en particulier parce qu’il est possible d’en donner une fausse interprétation, ce qui le rendrait lui-même faux. Il nous arrive bien souvent de vouloir en dire plus que nous ne disons effectivement. Si l’on me demande « Est-ce que vous allez au cinéma ce soir ? », je peux répondre « oui », mais il est bien évident, d’après le contexte que ce que je veux signifier, c’est bien: « oui, je vais au cinéma ce soir », et non pas « oui, il fait beau », ou « oui l’important c’est la rose ». De la même façon, je pourrais dire « je viendrai », entendant donner par là une promesse que je viendrai, comme cela serait le cas dans la phrase : « je promets de venir » où j’exprime littéralement ce que je veux signifier. Dans des exemples de ce genre, même si je ne dis pas exactement tout ce que j’entends signifier, il reste que j’ai toujours la possibilité de le faire ; et si jamais mon interlocuteur risque de ne pas me comprendre, je peux toujours me servir de cette possibilité. Mais il arrive bien souvent que je sois incapable d’exprimer exactement ce que j’entends signifier, quand bien même je le voudrais, et cela, soit parce que je ne maîtrise pas assez la langue dans laquelle je m’exprime (si je parle en espagnol par exemple), soit, au pire, que la langue que j’utilise n’a pas les mots ou les tournures qui me seraient nécessaires. Cependant, même si je me trouve dans l’un ou l’autre de ces deux cas, c’est-à-dire, dans l’impossibilité de fait de dire exactement ce que je veux signifier, je peux toujours, en principe, surmonter cette impossibilité. Je peux, en principe donc sinon en fait, améliorer ma connaissance de la langue ou bien, procédé plus radical, si, quelle que soit la langue utilisée, elle est inadéquate pour l’usage que je veux en faire ou simplement ne dispose pas des moyens qui me seraient nécessaires, je peux, toujours en principe, enrichir cette langue en y introduisant de nouveaux termes ou de nouvelles tournures. Toute langue dispose d’un ensemble fini de mots et de constructions syntaxiques au moyen desquels nous pouvons nous exprimer, mais si une langue donnée, ou même toute langue quelle qu’elle soit, oppose à l’exprimable une limite supérieure, s’il y a des pensées qu’elle ne permet pas d’exprimer, c’est là un fait contingent, et non une vérité nécessaire. »

(in Les Actes de langage, trad. Hélène Pauchard, Hermann, 1972, pp. 55-57)

II Par sa nature même, le langage ne peut dire ce qui est unique, singulier.

Diderot le note à propos du goût de l’ananas. Personne ne peut décrire ce goût dans l’avoir goûté au fruit préalablement et encore il lui faudra recourir à des comparaisons pour l’expliciter à son interlocuteur.

Que les mots nous manquent pour exprimer la sensation singulière, Bergson le soutient aussi : « Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. » (Bergson, Le Rire, PUF, Quadrige, pp. 117-118)

2°) Le langage ne peut dire l’ineffable

Qu’appelle-t-on ineffable ? Est ineffable ce dont on ne peut rien dire, ce dont on ne peut rien exprimer. Il y a un paradoxe à parler de l’ineffable, comme le montre Plotin dans Les Ennéades. Il est impossible de dire l’Un, l’Absolu, car il est au-delà de la division et de la dualité qui affecte le langage :

« C’est pourquoi, en vérité, il est ineffable : quoi que vous disiez, vous direz quelque chose ; or ce qui est au-delà de toutes choses, ce qui est au-delà de la vénérable Intelligence, ce qui est au-delà de la vérité qui est en toutes choses n’a pas de nom ; car ce nom serait autre chose que lui ; il n’est pas quelqu’une d’entre toutes les choses, et il n’a point de nom parce que rien ne se dit de lui comme d’un sujet. Pourtant, nous essayons, autant qu’il est possible, de nous le désigner à nous-mêmes. Lorsque nous nous objectons : « S’il n’a ni le sentiment ni la conscience de lui-même, il ne se connaît donc pas ! », il faut remarquer que, en disant cela, nous tournons notre pensée vers l’hypothèse contraire. Nous le supposons multiple en le supposant connaissable ; nous supposons en lui la connaissance, la pensée, et nous admettons qu’il a besoin de penser. […]

Comment alors parler de lui ? Nous pouvons parler de lui, mais non pas l’exprimer lui-même. Nous n’avons de lui ni connaissance ni pensée. Comment parler de lui, si nous ne le saisissons pas lui-même ? C’est que, sans le saisir par la connaissance, nous ne sommes pas tout à fait sans le saisir ; nous le saisissons assez pour parler de lui, mais sans que nos paroles l’atteignent en lui-même. Nous disons ce qu’il n’est pas ; nous ne disons pas ce qu’il est ». (Ennéades V

3°) Le langage ne peut dire l’implicite, car ce dernier, une fois énoncé, serait répréhensible (thèse d’Oswald Ducrot). Le sujet parlant n’a pas la permission de tout dire. Une pression sociale, une censure s’exerce sur ce qu’il a à dire. Il ne s’agit plus ici d’une impossibilité intrinsèque liée à la nature même du langage, mais d’un impossibilité sociale.

« Or on a bien fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les dire, mais de façon telle qu’on puisse en refuser la responsabilité. Il n’est pas dans notre objet, ici, de faire une psychologie ou une sociologie de l’implicite, et d’analyser en détail la fonction de l’implicite dans les relations sociales. Il nous suffit d’en faire voir la nécessité – à laquelle on peut attribuer au moins deux origines théoriquement distinctes. Elle tient d’abord au fait qu’il y a, dans toute collectivité, même dans la plus apparemment libérale, voire libre, un ensemble non négligeable de tabous linguistiques. On n’entendra pas seulement par là qu’il y a des mots – au sens lexicographique du terme – qui ne doivent pas être prononcés, ou qui ne le peuvent que dans certaines circonstances strictement définies. Ce qui importe davantage, vu notre propos, c’est qu’il y a des thèmes entiers qui sont frappés d’interdit et protégés par une sorte de loi du silence (il y a des formes d’activité, des sentiments, des événements dont on ne parle pas). Bien plus, il y a, pour chaque locuteur, dans chaque situation particulière, différents types d’informations qu’il n’a pas le droit de donner, non qu’elles soient en elles-mêmes objets d’une prohibition, mais parce que l’acte de les donner constituerait une attitude considérée comme répréhensible. Pour telle personne, à tel moment, dire telle chose, ce serait se vanter, se plaindre, s’humilier, humilier l’interlocuteur, le blesser, le provoquer, etc. Dans la mesure où, malgré tout, il peut y avoir des raisons urgentes de parler de ces choses, il devient nécessaire d’avoir à sa disposition des modes d’expression implicite, qui permettent de laisser entendre sans encourir la responsabilité d’avoir dit. » (in O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann 1991, p. 5-6.)

Le langage humain n’est pas un simple instrument de communication.

Posons, avec Simondon, la distinction entre outil et instrument. Un outil est un « objet technique qui permet de prolonger et d’armer le corps pour accomplir un geste » (Du mode d’existence des objets techniques, Deuxième partie, Chapitre II, section I, Aubier Flammarion, 2012, p.161). Un instrument est un « objet technique qui permet de prolonger et d’adapter le corps pour obtenir une meilleure perception ».

Le langage est un outil, car son principal canal est la voix qui utilise le larynx, la langue, les lèvres, les dents pour émettre des sons articulés. C’est la seconde articulation de Martinet. La voix d’un individu , c’est l’expression de son corps comme le montre Maurice Merleau-Ponty. « La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien » […]

« La parole n’est pas le « signe » de la pensée, si l’on entend par là un phénomène qui en annonce un autre comme la fumée annonce le feu. La parole et la pensée n’admettraient cette relation extérieure que si elles étaient l’une et l’autre thématiquement données ; en réalité elles sont enveloppées l’une dans l’autre, le sens est pris dans la parole et la parole dans l’existence extérieure du sens.

Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait d’ordinaire, que la parole soit un simple moyen de fixation, ou encore l’enveloppe et le vêtement de la pensée. Pourquoi serait-il plus aisé de se rappeler des mots ou des phrases que de se rappeler des pensées, si les prétendues images verbales ont besoin d’être reconstruites à chaque fois ? Et pourquoi la pensée chercherait-elle à se doubler ou à se revêtir d’une suite de vociférations, si elles ne portaient et ne contenaient en elles-mêmes leur sens ? Les mots ne peuvent être les »forteresses de la pensée » et la pensée ne peut chercher l’expression que si les paroles sont par elles-mêmes un texte compréhensible et si la parole possède une puissance de signification qui lui soit propre. Il faut que, d’une manière ou de l’autre, le mot et la parole cessent d’être une manière de désigner l’objet ou la pensée, pour devenir la présence de cette pensée dans le monde sensible, et, non pas son vêtement, mais son emblème ou son corps. (…) Des malades peuvent lire un texte en « mettant le ton » sans cependant le comprendre. C’est donc que la parole ou les mots portent une première couche de signification qui leur est adhérente et qui donne la pensée comme style, comme valeur affective, comme mimique existentielle, plutôt que comme énoncé conceptuel. Nous découvrons ici sous la signification conceptuelle des paroles une signification existentielle, qui n’est pas seulement traduite par elles, mais qui les habite et en est inséparable. Le plus grand bénéfice de l’expression n’est pas de consigner dans un écrit des pensées qui pourraient se perdre, un écrivain ne relit guère ses propres ouvrages, et les grandes œuvres déposent en nous à la première lecture tout ce que nous en tirerons ensuite. L’opération d’expression, quand elle est réussie, ne laisse pas seulement au lecteur et à l ‘écrivain lui-même un aide-mémoire, elle fait exister la signification comme une chose au cœur même du texte, elle la fait vivre dans un organisme de mots, elle l’installe dans l’écrivain ou dans le lecteur comme un nouvel organe des sens, elle ouvre un nouveau champ ou une nouvelle dimension à notre expérience. »

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.211-212.

La parole n’est pas un simple outil, mais aussi un instrument de communication qui modifie la perception que nous avons de nous-mêmes et des autres.

Selon l’hypothèse contestée de Sapir-Whorf, notre langage structure notre vision du monde. Les Esquimaux auraient plus de mots pour désigner la neige que nous, parce que ces distinctions leur sont utiles dans leur environnement.

Les mots nous servent surtout à influencer la pensée des autres, à les amener à penser comme nous. Le langage est alors un instrument de pouvoir, comme l’a montré amplement le sociologue Pierre Bourdieu.

Conclusion

Le langage est donc une faculté fondamentale, puisqu’il nous permet de représenter des choses par des signes. Cette représentation n’est pas une image ou un reflet des choses tel que le laisse entendre la thèse célèbre exposée par Cratyle. Le rapport des mots aux choses est arbitraire, conventionnel. Ce rapport dépend de la capacité proprement humaine de représentation. Le langage a été inventé par l’homme pour satisfaire ses besoins de coopération, de coordination. Comme le dit Rousseau, dans son Essai sur l’origine des langues, ce sont les passions qui sont à l’origine du langage.

Le langage a donc une origine pragmatique et les premiers mots expriment la demande, l’ordre, la menace, la colère, la peur. Ce premier langage est un langage d’action selon l’expression de Condillac.

Les mots et les outils sont des inventions de l’homme : c’est ce qu’il ajoute à la nature pour tenter d’avoir prise sur elle.

Grâce à la double articulation du langage, on a l’impression que le langage peut tout dire, que rien n’échappe à la puissance du langage, mais nous rencontrons les limites du langage du côté de la singularité et de l’absolu. Le langage ne peut dire que ce qui est relatif.

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