Kant, fondement de la subjectivité

Texte : « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme indéfiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, ie, un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’ a cependant dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas en un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement.
Il faut remarquer que l’enfant, qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.); et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant, il ne faisait que se sentir; maintenant, il se pense. »

Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798

Explication:

Qu’est ce qui distingue l’être humain de l’animal ? Cette question a été un objet de reflexion pour les philosophes depuis l’antiquité grecque, l’enjeu étant de spécifier le propre de l’homme parce que les particularités de l’homme sont un objet d’étonnement ( le verbe grec θαυμάζω désignant à la fois l’admiration et la stupéfaction ).
Kant affirme dans ce passage que la conscience de soi est le propre de l’homme et que cette conscience de soi , instaure une différence de nature entre l’homme et les autres êtres vivants sur la terre .
On peut découper ce texte en 2 parties. La première qui va jusqu’à entendement : il expose sa thèse ; dans la seconde partie : il avance une remarque qui montre ses qualités d’observateur et qui nous amène à nous interroger sur les liens entre la conscience de soi et la capacité de parler : la conscience de soi ne dépendrait elle pas du langage, de la capacité à parler, de la capacité à dire Je comme l’argumente Benveniste dans un article célèbre ?

La thèse de l’auteur est exprimée dès la première phrase. L’emploi de l’adverbe indéfiniment montre que Kant s’oppose à tous les auteurs qui, tels que Montaigne ou Charron,  estiment qu’il n’y a qu’une différence de degré entre les êtres humains et le reste des animaux. Cette thèse est soutenue de nos jours par tous les partisans de la théorie de l’évolution qui soulignent qu’il n’y a que 1,6% entre notre génome et celui des chimpanzés ou des bonobos.
La notion de différence de degré veut dire que l’homme possède des propriétés en plus de celles des autres animaux, mais qu’il a aussi des propriétés communes. La notion de différence de degré s’oppose à la notion de différence de nature. Pour Kant il y a un saut qualitatif de l’homme à l’animal. Kant nie les ressemblances anatomiques déjà soulignées à son époque par Linné. La pensée de Kant s’inscrit dans la tradition religieuse judéo-chrétienne ou islamique qui fait de l’homme une créature à part puisqu’il a été créé à l’image de Dieu. La pensée de Kant est une laïcisation de la pensée religieuse .
Que signifie l’expression : posséder le « je » dans sa représentation ?
Le concept de représentation est central dans toute théorie de la connaissance. Il désigne une image mentale des choses et est différent de la notion de sensation qui suppose la présence réelle des choses qui causent la sensation.
L’homme a la particularité d’avoir la représentation consciente de son « je » . Il se perçoit comme sujet percevant , donc il y a une réflexivité de la conscience de soi chez l’homme. La preuve de cette réflexivité , c’est que l’homme est l’une des rares espèces animales à reconnaître son image dans un miroir .
Pour Kant la conscience de soi implique que l’homme est une personne , c a d : un sujet de droit et aussi un sujet moral. Le mot personne vient du latin « persona » qui désignait le masque des acteurs au théâtre : La personne est toujours une représentation abstraite du sujet. Chez Kant la personne humaine est le support de la loi morale qui nous interdit de traiter les être humains comme des choses ou comme des animaux .
Ce qui fait l’unité de la personne pour Kant, c’est l’unité de la conscience de soi : «  nous sommes une seule et même personne de la naissance à la mort », malgré tous les changements qui vont affecter notre corps et notre vie.
La notion de personne s’oppose à la notion de chose ; cette opposition justifie pour Kant l’exploitation des animaux : pour lui les animaux n’ont pas de droits, l’homme peut en faire ce qu’il veut.
Pour Kant la conscience de soi ne dépend pas de notre capacité à dire « je » : ce n’est pas l’aptitude à la parole qui fonde la conscience de soi , c’est la capacité de penser qu’il appelle l’entendement et qui est propre à l’homme, Kant semble présupposer qu’il existe une pensée indépendante du langage. Il rejoint par là la thèse du philosophe Descartes qui a affirmé que la capacité de penser est ce qui nous distingue des autres animaux, parce que l’homme, même s’il ne peut pas parler, peut inventer des signes pour communiquer aux autres ses pensées. Penser c’est dialoguer , c a d : échanger respectivement la place du « je » et du « tu » dans l’énonciation. Toute pensée est une pensée adressée à autrui. Même dans le soliloque, autrui est présupposé virtuellement .
Dans le deuxième paragraphe, Kant remarque que l’enfant ne commence à dire « je » qu’assez tardivement (vers 2.5ans-3 ans ). Cette remarque est très pertinente , elle a été confirmée par les observation de la psychologie de l’enfance du XXème siècle. Effectivement l’enfant commence à parler de lui à la 3ème personne ( de manière impersonnelle) comme les autres le désigne « Charles veut manger » .

Dire « je » implique une prise de conscience irréversible. Pour Kant c’est le passage du sentiment d’exister à la conscience d’exister : « auparavant il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense » .
Le sentiment d’exister implique le corps et la perception de l’environnement . L’enfant met un certain temps à comprendre ou a percevoir son corps propre . Le bébé considère que le sein maternel est un prolongement de son propre corps. Au départ il y a une unité psychique entre la mère et l’enfant. Seules les expériences de frustration et d’absence permettent au bébé de constituer la notion d’objet séparé . Ce n’est que dans cette constitution que la notion de soi peut apparaître , et le soi du bébé est un soi grandiose, mégalomaniaque.

Conclusion : Ce court extrait de Kant est concis, mais témoigne d’une densité de pensée remarquable. Kant a su anticiper les développements les plus contemporains sur le rôle du langage dans la constitution de la conscience de soi, même si ses préjugés métaphysiques l’ont empêché d’explorer ce nouveau continent de la pensée.

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