L’histoire

L’histoire est-elle une science ?

Problématique

[wpedon id= »520″ align= »right »]Dans le XXXVIIIe supplément de son œuvre maîtresse, Le Monde comme volonté et comme représentation,  Schopenhauer refuse à l’histoire le rang de science. « Seule l’histoire ne peut vraiment pas prendre rang au milieu des autres sciences, car elle ne peut pas se prévaloir du même avantage que les autres ». D’un autre côté, au milieu des années 1930, les historiens de l’école française des Annales, ont voulu faire de l’Histoire une discipline scientifique comme les autres. Ils ont prétendu dégager des lois de l’Histoire, fondements de l’objectivité. Ces thèses opposées nous invite à réfléchir sur le statut épistémologique de la connaissance historique, et du même coup sur le statut de la science et de l’objectivité. L’histoire est-elle une simple connaissance empirique ? Parler de science historique, n’est-ce pas abusif?

I) Thèse : l’histoire n’est pas une science : les arguments de Schopenhauer

Schopenhauer part d’une citation d’Aristote qui dit que « la poésie est plus philosophique et d’un caractère plus élevé que l’histoire ». Pour lui la poésie sert davantage à la connaissance de l’Homme que l’histoire. L’histoire se déroule dans l’ordre des phénomènes dans lequel une multitude de faits et d’événements se produisent. La variété des situations est infinie. « Un coup jeté sur la foule donne le vertige à l’esprit curieux de savoir : il se voit condamner à l’ignorance si loin qu’on pousse ses recherches. »

La science pour Schopenhauer est une activité classificatrice, puisqu’elle regroupe la multiplicité des phénomènes sous des concepts, ouvrant ainsi la voie à la connaissance de l’universel et du particulier. Un savoir scientifique s’applique à tout sans exception. « La science promet ainsi le repos à l’esprit investigateur. Toutes les sciences viennent s’ordonner dans un système sur lequel domine la philosophie.

Cette vision vient évidemment d’Aristote, pour lequel il y a une classification des sciences en fonction de leur objet. La science suprême est celle de l’être en tant qu’être.

L’histoire ne peut prendre place dans ce système, car il lui manque le caractère fondamental de la science. Elle se contente de coordonner ou de compiler des faits sans les subordonner à des principes généraux comme dans les sciences de la nature.

Ainsi, Newton subordonne les lois de Galilée et de Kepler dans un seul système, la mécanique newtonienne s’appuyant sur trois principes dont le principe d’inertie, loi découverte par la raison, et contraire à l’expérience.

L’histoire est une simple connaissance, « car nulle part elle ne connaît le particulier par le moyen de l’universel, mais elle doit saisir immédiatement le fait individuel. » L’histoire est une simple collection de faits.

En histoire, on ne peut dégager des lois générales, car les situations historiques sont toujours singulières, uniques. L’existence historique est essentiellement contingente, c‘est-à-dire que les événements auraient pu ne pas avoir lieu.

L’histoire ne se répète pas. Pourtant, on a parfois l’impression que l’histoire se répète. Première guerre mondiale, seconde guerre mondiale, etc. Mais cette répétition n’est pas le retour de l’identique, mais le retour du semblable. Cette catégorie du semblable introduit de la différence. Ce ne sont pas les mêmes allemands qui ont fait ces deux guerres.

L’historien doit se résigner à ce que chaque jour lui apprenne ce qu’il ignorait. La science, par son système de lois, doit prévoir l’imprévisible. Par exemple, en physique l’antimatière fut d’abord déduite de théorèmes mathématiques avant d’être observée.

La science implique la subordination du particulier sous l’universel. Cette définition aristotélicienne est toujours valable pour les sciences contemporaines. Les sciences expérimentales se contentent de décrire ce qu’on voit sans l’expliquer. Il appartient aux théoriciens d’élaborer des théories explicatives. On juge de la force des théories si elles sont capables de prédire des conséquences qui n’ont pas encore été observées.

L’historien, se contente de saisir le fait individuel, sans pouvoir l’anticiper, ni le restituer dans un enchaînement causal qui montrerait la nécessité interne de son déroulement. « Elle est donc condamnée à ramper sur le chemin de l’expérience ».

Schopenhauer répond à une objection qu’il imagine. Les événements de l’Histoire qui font date ne sont que des faits particuliers que l’on se remémore pour scander le temps. Pour ces événements, la relation des faits entre eux est celle des parties au tout et non celle du cas à la règle.

La science permet aussi la prévision. Or, le futur historique est imprévisible, malgré le raisonnement de Diodore Chronos.

Il existe une différence entre la certitude qui existe dans les connaissances historiques et celle qui existe dans les sciences véritables. En histoire, ce qui est le plus général est aussi ce qu’il y a de plus certain. Au contraire, le détail des événements est d’autant moins sûr que l’on pénètre plus avant dans le particuliers.

La contingence des faits historiques rend impossible leur subordination sous des lois générales. L’objet exclusif de la science, c’est le nécessaire, ce qui ne peut être autrement qu’il est. Or, en histoire, les faits n’existent qu’une seule fois. «  La matière de l’histoire nous paraît être à peine un objet digne d’un examen grave et laborieux de la part de l’esprit humain ».

Malgré la pertinence de la critique de Schopenhauer, on continue de parler de sciences historiques. Par exemple, Jacques Rancière (dans Les Mots de l’histoire, Essai de poétique du savoir ) écrit : « La science historique s’est constituée contre l’histoire amusante et le roman historique ». Est-ce là un abus de langage ?

II) Antithèse : l’histoire est une science au même titre que les sciences de la nature

Deux écoles de pensée classent l’histoire comme science :

1) L’école positiviste de Seignobos, appelée encore école méthodique dont le manifeste est : L’introduction aux études historiques. Ce manuel cherche à définir les règles de la méthode historique afin de contribuer à asseoir la scientificité de l’histoire, dans le contexte de sa professionnalisation universitaire. Le texte affirme le primat des archives comme preuves et sources du récit historique, et revient sur les différentes étapes du travail sur archives, de la localisation à l’interprétation des documents.

Cette école s’appuie sur 4 principes :

a) L’historien ne doit ni juger ni interpréter le passé, mais en rendre compte de manière exacte,

b) Il doit y avoir une séparation totale entre l’historien et le fait historique,

c) L’histoire existe en elle-même et on peut donc arriver à une histoire exacte,

d) La tâche de l’historien est de trouver et rassembler les faits vérifiés afin de constituer une histoire qui s’organisera d’elle-même.

La méthode garantit l’objectivité de l’histoire.

2) L’autre école est celle des Annales, fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre se veut en rupture avec l’école positiviste. Elle critique la notion de fait comme le montre l’extrait suivant de Lucien Febvre :

« Or, chacun le disait: l’histoire, c’était d’établir les faits, puis les remettre en œuvre. Et c’était vrai, et c’était clair, mais en gros, et surtout si l’histoire était tissée, uniquement ou presque,d’événements. Tel roi était—il né en tel lieu, telle année ? Avait-il, en tel endroit, remporté sur ses voisins une victoire décisive ? Rechercher tous les textes qui de cette naissance ou de cette bataille font mention; tirer parmi eux les seuls dignes de créance; avec les meilleurs composer un récit exact et précis: tout cela ne va—t-il pas sans difficulté ?

Mais déjà, qu’à travers (…) telle suite d’années les salaires aient baissé, ou le prix de la vie haussé ? Des faits historiques, sans doute, et plus importants à nos yeux que la mort d’un souverain ou la conclusion d’un éphémère traité. Ces faits les appréhende-t-on d’une prise directe ? Mais non: des travailleurs patients, se relayant, se succédant, les fabriquent lentement, péniblement, à l’aide de milliers d’observations judicieusement interrogées et de données numériques extraites, laborieusement, de documents multiples: fournies telles quelles par eux, jamais, en vérité. —Qu’on n’objecte pas: « Des collections de faits et non des faits… ». Car le fait en soi, cet atome prétendu de l’histoire, où le prendrait-on ? L’assassinat d’Henri IV par Ravaillac, un fait ? Qu’on veuille l’analyser, le décomposer en ses éléments, matériels les uns, spirituels les autres, résultat combiné de lois générales, de circonstances particulières de temps et de lieux, de circonstances propres enfin à chacun des individus connus ou ignorés, qui ont joué un rôle dans la tragédie: comme bien vite on verra se diviser, se décomposer, se dissocier un complexe enchevêtré… Du donné ? Mais non, du créé par l’historien, combien de fois ? De l’inventé et du fabriqué, à l’aide d’hypothèses et de conjectures, par un travail délicat et passionnant.

(…) Et voilà de quoi ébranler sans doute une autre doctrine, si souvent enseignée naguère.

« L’historien ne saurait choisir les faits » (…) ‑ Mais toute histoire est choix.

Elle l’est, du fait même du hasard qui a détruit ici, et là sauvegardé les vestiges du passé. Elle l’est du fait de l’homme: dès que les documents abondent, il abrège, simplifie, met l’accent sur ceci, passe l’éponge sur cela. Elle l’est du fait, surtout, que l’historien crée ses matériaux ou, si l’on veut, les recrée: l’historien, qui ne va pas rôdant au hasard à travers le passé, comme un chiffonnier en quête de trouvailles, mais part avec, en tête, un dessein précis, un problème à résoudre, une hypothèse de travail à vérifier. Dire: « ce n’est point attitude scientifique », n’est-ce pas montrer,

simplement, que de la science, de ses conditions et de ses méthodes, on ne sait pas grand-chose ? L’histologiste, mettant l’œil à l’oculaire de son microscope, saisirait—il donc d’une prise immédiate des faits bruts ? L’essentiel de son travail consiste à créer, pour ainsi dire, les objets de son observation, à l’aide de techniques souvent fort compliquées. Et puis, ces objets acquis, à « lire » ses coupes et ses préparations. Tâche singulièrement ardue, car décrire ce qu’on voit, passe encore, voir ce qu’il faut décrire, voilà le difficile. » (Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, Armand Colin, Paris, 1965).

L’école des annales, influencée fortement par le marxisme, prend comme objet d’études ce qui auparavant apparaissait insignifiant, comme le prix des grains au Moyen-Âge. Les études s’appuient aussi sur la longue durée, comme dans le maître-ouvrage de Fernand Braudel : La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II.

L’ouvrage, de plus 1200 pages, se décompose en trois parties :

Dans la première, il décrit l’ « histoire permanente », « quasi immobile » du « temps long » ou « longue durée », dont il précise le concept dans un article de 1958, la longue durée .

« C’est une histoire qui fait intervenir la géographie. Mais Braudel ne veut pas se contenter d’une description simple des lieux étudiés, critiquant au passage les « traditionnelles introductions géographiques à l’histoire, inutilement placées au seuil de tant de livres ». Celle de Braudel cherche à étudier le rapport de l’homme avec son milieu. « Les faits géographiques, c’est-à-dire la liaison du social et de l’espace ». Braudel écrivait dans sa préface que l’historien choisissant un sujet géographique, ne devait pas se contenter de le définir par ces contours géographiques établis. « Malheur à l’historien qui pense que cette question préjudicielle [comment définir la Méditerranée de l’historien] ne se pose pas, que la Méditerranée est un personnage à ne pas définir, car défini depuis longtemps, clair, reconnaissable immédiatement, et qu’on saisit en découpant l’histoire générale selon le pointillé de ses contours géographiques ». (Source, Wikipedia)

Dans la seconde, il s’intéresse à l’histoire économique et sociale.

Dans la troisième, il s’intéresse à l’histoire événementielle, celle des individus et non celle des Hommes. Elle incarne « une agitation de surface », « une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses ».

En quoi cette nouvelle conception de l’Histoire donne un statut scientifique à l’Histoire ?

Cette école, comme la précédente, met en œuvre une objectivité issue de la méthode. Le passé est reconstruit par l’historien qui élève ses traces au rang de document.

Comme le dit Paul Ricœur, il y a une intentionnalité de l’historien à la base de sa reconstruction du passé. L’historien choisit sera ce qui est significatif.

Il y a une contingence aveugle : c’est le hasard objectivé qui détruit ici et conserve là.

Établir la scientificité de l’Histoire implique la critique positiviste de la science.

Les positivistes pensaient que la science ne faisait que recueillir des faits sans théorie ou sans hypothèses préalables, mais des faits sans théories ne peuvent être expliqués ou compris. Ou alors, il faut faire appel à des hypothèses ad hoc, comme l’invention de la planète Vulcain au XIXe siècle pour expliquer les perturbations de l’orbite de Mercure.

« Le fait scientifique, c’est ce que la science fait en se faisant » disait George Canguilhem. Il n’y a pas de fait brut. L’objectivité de la science, c’est la mise en œuvre d’une méthode.

Ainsi, c’est l’historien qui reconstitue le passé, en élevant la trace du passé au rang de document qui a un sens. « Le document n’était pas document, avant que l’historien n’ait songé à lui poser une question » (Ricœur ). C’est l’historien qui crée le fait historique.

L’école des annales a développé l’idée d’une histoire totale, et cette manière de pensée a tellement bouleversé l’historiographie qu’il est impossible de faire l’histoire autrement de nos jours.

Les historiens, à l’opposé des philosophes se préoccupent peu de l’épistémologie de leur discipline.

Cependant, les thèses de l’école des annales semblent avoir fait époque, puisque l’historien Paul Veyne les critique dans son ouvrage de 1971 : Comment on écrit l’histoire.

III) Synthèse : l’histoire n’est pas une science, mais un « roman vrai » (thèses de Paul Veyne)

« Non, l’histoire n’est pas une science ; non elle n’explique rien; non, elle n’a pas de méthode » s’écrit-il. L’histoire est pour lui un roman vrai, un récit d’événements vrais, qui ont l’homme pour acteur.

La notion d’événement est au cœur de cette épistémologie. Il reprend la notion d’événement de l’école des annales, tout en soulignant la dimension de récit. Cette dimension sera reprise par Paul Ricoeur.

Un récit est une forme de discours humain ; c’est une mise en intrigue. C’est par ce terme que Ricoeur traduit le grec muthos. Une intrigue est un mélange très humain et très peu scientifique de causes matérielles, finales, est de hasard.

La preuve d’une impossibilité d’une science de l’histoire ne tient pas au caractère humain de ses objets. En effet, il existe des sciences humaines comme la sociologie ou l’économie. La comparaison avec l’économie permet à Veyne de justifier sa thèse. L’économie utilise des modèles pour décrire la réalité. Un modèle est une représentation abstraite de la réalité.

Or les faits qui obéissent à un modèle ne sont pas ceux qui intéressent l’historien, car les faits historiques sont singuliers.

Dans cette thèse, il y a l’idée que l’activité scientifique consiste à construire des modèles pour découvrir les lois du fonctionnement de la réalité.

Cette construction constitue ce que Gilles-Gaston Granger appelle la métamorphose spectaculaire du donné perçu. Comment penser le passage des événements vécus aux objets formalisés dans un système ?

Pour Veyne, « le vécu et le formel sont deux domaines coextensifs du connaître ». Une discipline est scientifique si elle est modélisable.

Les longues analyses de Veyne le conduisent à affirmer que l’histoire et la sociologie sont condamnées à demeurer des descriptions compréhensives (caractère des sciences de l’esprit selon l’allemand Dilthey).

Vouloir faire de l’histoire une science relève alors de la mythologie.

La critique de la scientificité de l’histoire est une critique du marxisme, du hégélianisme et de leur historicisme.

Au terme de ce parcours, nous pouvons affirmer que l’histoire n’est pas une science. C’est un système de connaissances qui vise à la compréhension de l’activité de l’Homme et non à l’expliquer. « L’histoire est un palais dont ne découvrons pas toute l’étendue et dont on ne peut voir toutes les enfilades à la fois. »

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