Le bonheur

Le bonheur est-il possible sachant que nous devons mourir ?

« On serait tenté de dire qu’il n’est point entré dans le plan de la « Création » que l’homme soit « heureux ». «  Freud, Malaise dans la culture.

Nature morte : Allégorie aux vanités de la vie humaine

 

Schopenhauer nous avertit : « la mort, comme pensée de la disparition du moi nous montre l’impossibilité d’un bonheur durable et d’une satisfaction entière ». La pensée de la mort nous empêche de goûter réellement aux joies de l’existence. Chaque seconde de la vie est gâchée par cette pensée. Il faudrait nous habituer à juger, comme l’invite Épicure, que « la mort n’est rien pour nous ».
Mais c’est là un raisonnement logique qui ne touche en rien la certitude de notre propre fin si nous estimons que la perte de la vie est un grand mal.
Pour être heureux, ne faut-il pas rejeter la pensée de la mort, vivre chaque seconde comme si c’était la dernière ? Mais alors, par ce déni, ne reconnaissons-nous pas la toute-puissance de la mort sur nos vies ? « Tout homme, dès lors qu’il est né, est assez vieux pour mourir » disait Heidegger. La lucidité philosophique ne consiste-t-elle pas à regarder la mort en face ? « Philosopher, c’est apprendre à mourir» lit-on dans Le Phédon. Ainsi, contrairement à ce que suggère un certain pessimisme, c’est la pensée de la mort qui rendrait possible un bonheur authentique et non une fuite en avant dans les sensations qui rendent l’homme toujours insatisfait.

I) La pensée de la mort est compatible avec le bonheur (Stoïcisme)

Le bonheur peut être défini comme un état de satisfaction et de contentement complet et durable. Aristote argumente la complétude du bonheur dans le premier livre de l’Éthique à Nicomaque :   » Le bien parfait semble se suffire à lui-même […] En ce qui concerne le fait de se suffire à soi-même, voici quelle est notre position : c’est ce qui, pris à part de tout le reste, rend la vie désirable et n’ayant besoin de rien d’autre. Or tel est, à notre sentiment, le caractère du bonheur. » (1097b, traduction Tricot).

Le bonheur est aussi un état qui se vit au présent. Le bonheur qui se déclinerait au passé sur le mode de l’avoir-été ne peut que provoquer la nostalgie et le regret. Il fait alors prendre conscience du manque qui frappe le présent. Dans le bonheur se déploie la pleine actualité d’une essence. Le bonheur n’a pas seulement une dimension psychologique, mais renvoie à une expérience métaphysique, celle de l’adéquation de l’être avec lui-même.
Le bonheur n’est pas le plaisir, car celui-ci est passager, éphémère. Son essence est de passer, il est dans le mouvement. C’est pour cela que l’individu hédoniste qui va de plaisirs en plaisirs est toujours insatisfait: la preuve est qu’il cherche toujours de nouveaux plaisirs. et que pour lui le dégoût et l’ennui s’installent. « Le plaisir devenu habitude n‘est plus éprouvé comme tel. » (Schopenhauer)
Le bonheur est l’absence de trouble de l’âme, en parfait accord avec son essence rationnelle. Tel est le sens du bonheur chez les stoïciens qui l’identifient avec la vertu, perfection de l’âme rationnelle. « Le bonheur, c’est une âme libre, élevée, intrépide, constante, inaccessible à la crainte comme au désir» (Sénèque, De la vie heureuse): c’est la qualité de l’âme rationnelle qui a pris le commandement sur le corps. Ce dernier introduit de l’altérité dans notre nature et en corrompt la destination, qui est la connaissance et l’action raisonnable.
Or, comment peut-on être content, quand on pense à la mort ? Cette pensée vient obscurcir la joie que l’on peut éprouver. « Vivre est une maladie… La mort en est le remède » (Chamfort). Si nous laissons cette idée nous envahir, alors elle provoque de la tristesse. Tristesse accrue quand nous nous représentons les êtres que nous aimons comme n’étant plus. Chez certaines personnes l’idée de la mort provoque même de l’effroi, voire de l’épouvante. « Elle se présente à nous masquée et son masque est l’épouvante » (Chateaubriand). Quand elle apparaît alors dans les rêves, elle pousse le rêveur à se réveiller en criant.
La pensée de la mort non seulement épouvante, mais provoque une angoisse diffuse. Aussi s’empresse-t-on de l’éloigner, de la tenir à distance, dans une attitude que Pascal a appelé le divertissement. Il ne s’agit pas du sens contemporain où il est synonyme de loisir, mais du sens étymologique où il signifie se détourner de (latin divertere).
Il semble donc que pour être heureux nous ne devons absolument pas penser à la mort. Mais d’un autre côté, ne peut-on pas dire que la pensée de la mort rend possible un bonheur qui nous est refusé ici-bas ?

II) La pensée de la mort rend le bonheur possible dans l’au-delà.

Tel est le sens de la pensée religieuse dans le monothéisme. chrétien, mais pas dans le judaïsme. Dans cette dernière religion, le bonheur est possible ici-bas, à condition d’obéir aux commandements de D.ieu. De nombreux passages du Deutéronome vont en ce sens, surtout à partir du chapitre 28.

La tonalité du christianisme est plus pessimiste, surtout depuis que l’évêque d’Hippone à développer la doctrine du péché originel. L’homme, pour avoir péché, est condamné au malheur. « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi» dit Dieu à Adam dans la Genèse (3, 17). Par conséquent l’homme travaillera à la sueur de son front et la femme enfantera dans la douleur.

Ce dolorisme n’est pas celui du christianisme des origines. Malgré les persécutions, les premiers chrétiens sont dans la joie de l’espérance eschatologique. Le christianisme de la fin de l’Empire romain est celui qui assiste à l’effondrement d’une civilisation. De plus, il est contaminé par la Gnose et son antijudaïsme.

La mort n’est plus dès lors que la délivrance d’une vie de malheurs et de soucis. L’existence terrestre n’a qu’un but pour l’homme : racheter la faute de ses pères en en payant le prix. Nous sommes comme des condamnés à mort qui assistent à l’exécution de leurs semblables. « Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant l’un l’autre avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. » (Blaise Pascal, Pensées, fragment 199 éd. Brunschvicg).

Celui qui a passé avec succès les épreuves a comme récompense l’amour de Dieu qui lui permettra de vivre éternellement. Si on met en balance la récompense attendue et les épreuves subies, nous devrions sans coup férir choisir Dieu. Tel est le sens du pari de Pascal, fortement influencé par son éducation catholique.

La connaissance de la mort rend possible l’espérance d’un bonheur dans l’après-vie et cette espérance aide à vivre dès maintenant. C’est le sens de la foi catholique.

La mort est aussi pensée comme une délivrance dans la philosophie de Platon. « Personne en effet ne sait ce qu’est la mort et si elle n’est pas justement pour l’homme le plus grand des biens » remarque Socrate dans l’Apologie. La mort est la déliaison de l’âme et du corps. La liaison obscurcissait le jugement de l’âme qui lui faisait prendre les biens du corps pour ses biens propres et la détournait de la connaissance de sa véritable origine. Mais seule l’âme qui aura pratiqué la vertu, c’est-à-dire la justice, la tempérance, l’honnêteté, pourra retourner vers son lieu d’origine, là-haut.

Le bonheur véritable ne réside donc que dans l’exercice de la vertu et ce bonheur est compatible avec l’idée de la mort. La mort n’est qu’un passage. C’est pourquoi lorsque ses amis l’invitent à fuir, Socrate refuse. Ce serait faire preuve de lâcheté que de ne pas affronter avec courage ce moment (Phédon).

Pourtant ce bonheur du philosophe parait trop éloigné du bonheur du sens commun. Mais Spinoza nous met en garde. Si le bonheur était aussi facile d’accès, tout le monde l’aurait pratiqué sans se poser des questions. « Tout ce qui est très précieux est aussi difficile que rare » (Spinoza).

De plus le sujet contient un présupposé: le bonheur dont il est question semble être le bonheur terrestre. Ce bonheur est-il possible tout en sachant que nous devons mourir d’une nécessité inéluctable ?

La pensée de la mort n’effraie que l’homme ordinaire à un double titre. Premièrement, la mort lui ôte la joie de vivre. La vision du cadavre ternit sa jouissance sensible en lui faisant comprendre le caractère périssable de la chair. Il essaie alors d’oublier son sort dans la recherche des plaisirs et le bonheur est pour lui une accumulation de plaisirs. Dans l’image du corps en décomposition, il ne voit que la fin de ses plaisirs.
Au contraire, comme le dit Kierkegaard, l’homme sérieux, grâce à la pensée de la mort peut apprécier chaque instant de l’existence. « À l’homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l’exacte vitesse à observer dans la vie et lui indique le but ou diriger sa course » (Sur la tombe). Ce n’est pas un hédonisme : le Carpe Diem est un simple divertissement.

Fuir la mort nous rend idiots. Mais la regarder avec lucidité, c’est vivre de manière libre selon Montaigne. « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris mourir, a désappris à servir» (Essais, l, XX). Il ne s’agit pas de sombrer dans le morbide. La pensée de la mort aiguise notre conscience et notre sensibilité. Nous pouvons tirer alors un plaisir honnête de la vie sans être esclave de ce plaisir. « Il n’y a rien de mal en la vie pour qui a compris que la privation de la vie n’est pas un mal » (Ibidem).

C’est par la considération de la mort que nous existons vraiment, authentiquement dirait Heidegger.
L’homme n’est pas seulement chose parmi les choses. Il est aussi conscience et cette conscience lui ouvre des possibilités sur le monde qui sont autant de points de vue. Grâce à cette conscience, nous nous arrachons à la vie animale et nous nous rendons compte que nous avons à être les auteurs et les créateurs de notre vie. Exister, c’est se dresser face au monde pour le connaître pour y agir.

« Exister est la tâche la plus difficile » (Kierkegaard), car il s’agit d’être soi-même au-delà de ce que les autres veulent que nous soyons. Certes, il s’agit de composer avec des matériaux que nous n’avons pas choisis, mais cette contingence est dépassable, à condition de le vouloir. Exister, c’est vivre au présent tout en se projetant vers un avenir qui donne sens à ce présent. Ce n’est plus la fuite en avant dans cette négation du temps qu’est l’instant, existence à proprement parler absurde de l’hédoniste.

Dans le bonheur, la contingence de la vie se trouve surmontée par la volonté. Le bonheur est alors une création de soi par soi. La jouissance du bonheur ne rend pas égoïste, car l’existence est un mouvement de projection vers les autres. Les autres sont déjà donnés dans la facticité du monde et nous avons à faire avec eux. C’est au contraire une attitude trop pessimiste qui nous rend misanthrope, comme Schopenhauer ou Pascal. Nous avons alors en haine l’humanité dont nous souhaitons la disparition pure et simple. Nous oublions nos obligations envers nos semblables, trop préoccupés par notre douleur d’exister.

Conclusion

La possibilité du bonheur existe même en sachant que nous devons mourir d’une nécessité inéluctable. Nous dirons même de manière paradoxale que c‘est ce savoir de la mort qui fonde la possibilité d’un bonheur véritable, au-delà de toutes les illusions fuyantes des arrières-mondes. C’est ici et maintenant qu’il faut être heureux, d’un bonheur sans taches, parce que complétude de l’être sur lui-même. Le bonheur, une fois atteint, ne peut plus être ôté, pas même par la mort.

error

Enjoy this blog? Please spread the word :)

RSS
Follow by Email
Verified by MonsterInsights