La philosophie des Upanishads

Paul Deussen publie à la fin du XIXe siècle dernier un livre intitulé La philosophie des Upanishads. Pour lui, cette philosophie est celle de l’Advaita Vedanta dont le maître moderne est Chankara. Il interprète cette philosophie comme un monisme idéaliste.
Mais existe-t-il une seule philosophie qui puisse incarner l’esprit des Upanishads ? Et cette philosophie est-elle un idéalisme ? Ce concept forgé en Occident pour désigner des systèmes qui placent la réalité dans la seule pensée est-il adéquat pour caractériser ce qui pour beaucoup fait le fond de la pensée indienne comme sanatana darshana ?  C’est ce que pense Hegel :

« Il faut serrer de plus près encore le caractère de l’esprit rêveur, en tant que principe de la nature hindoue. Dans le rêve, l’individu cesse de se savoir tel individu déterminé, excluant les objets. À l’état de veille, j’existe pour moi, le reste est par rapport à moi extérieur et fixe, comme moi-même à son égard. Étant extérieur, l’Autre se déploie en un continu intelligible et un système de rapports dont mon individu particulier même fait partie, est un individu qui s’y rattache ; c’est là la sphère de l’entendement. Mais dans le rêve cette séparation n’existe pas. L’esprit cesse d’être pour soi en face d’autre chose, et d’une manière générale, la séparation de l’extérieur et de l’individuel cesse ainsi à l’égard de l’univers et de l’essence. L’Indien en son rêve est donc tout ce que nous appelons fini et individuel, étant en même temps un universel infini et illimité, en soi une chose divine. La conception hindoue est un panthéisme tout à fait gé-
néral et certes un panthéisme de l’imagination, non de la pensée. C’est une substance et toutes les individualisations sont immédiatement vivifiées et animées en puissances particulières. La
matière et le contenu sensibles sont simplement recueillis et transportés à l’état brut dans l’universel et l’illimité, sans être libérés sous une forme belle par la libre puissance de l’esprit et idéalisés
spirituellement, en sorte que le sensible ne soit que subordonné, et expression étroitement adaptée à l’esprit ; au contraire ce facteur est immensément et démesurément élargi, rendant ainsi le divin, bizarre, confus et inepte. Ces rêves ne sont pas des songes creux, un peu d’imagination où l’esprit ne ferait que papillonner de-ci et de-là ; celui-ci est au contraire absorbé dans ces rêveries et ballotté par elles comme par sa propre réalité et son côté sérieux ; il s’abandonne
à ces objets finis comme à ses seigneurs et à ses dieux. Tout donc lui est dieu, le soleil, la lune, les étoiles, le Gange, l’Indus, les animaux, les fleurs ; et le fini, perdant à cette divinisation sa consistance et sa solidité, toute son intelligibilité s’évanouit aussi ; inversement le divin parce qu’il est en soi variable et instable, est complètement souillé et rendu absurde sous cette forme vile. De cette divinisation générale de tout le fini, et par suite de cet abaissement du divin, il résulte que la représentation de l’humanisation, l’incarnation de Dieu n’est pas une pensée particulièrement importante. Le perroquet, la vache, le singe, etc. sont également des incarnations de Dieu, sans s’élever au-dessus de leur être. Le divin n’est pas individualisé en sujet, en esprit concret, mais avili jusqu’à la vulgarité et l’absurdité. Tel est en général le caractère de la conception de la vie chez les Indiens. Aux choses aussi manquent la compréhension, la coordination finie de cause à effet comme à l’homme la sûreté de la libre autonomie, de la personnalité et de l’indépendance. »
(HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. Gibelin, Vrin, Paris, p. 110 sqq.)

Est-ce que ce jugement de Hegel est forcé ? N’essaye-t-il pas de faire rentrer l’hindouisme dans les cadres de sa propre philosophie ? Pour nuancer ce jugement, je voudrais montrer qu’il existe une tension dans les Upanishads qui fait qu’on peut les lire effectivement comme posant la non-réalité du monde par rapport à la Substance
unique, mais aussi comme affirmant cette même réalité qui est tantôt niée. Faut-il y voir la contradiction insurmontable d’une pensée prélogique ou bien l’expression d’une pensée profonde qu’on peut comparer aux moments hautement spéculatifs de la pensée occidentale ?

La littérature philosophique des hindous se compose essentiellement des Upanishads, des Brahmasutras et des commentaires (bhasya) des grands maîtres. Dans la
littérature védique, les Upanishads forment le Vedanta, littéralement « fin du Veda ». Elles font partie de la Shruti (Révélation). On pense que les Upanishads védiques ont été rédigées entre le VIIe et le IIIe siècle avant J.-C., mais ces considérations de date n’ont aucune valeur pour les Hindous car ces textes font partie de la Révélation
(Shruti), et ont donc une valeur de vérité qui dépasse tout ce que l’homme peut en dire.

Les Upanishads forment les derniers chapitres des Brahmanas ou des Aranyakas et sont rattachées à chacune des quatre branches des Veda. On considère que les dix Upanishads commentées par Chankara forment les Upanishads védiques. Ce sont des
textes en prose dans lesquels le dialogue tient une place de choix, entrecoupés de vers gnomiques et de stances lyriques.

Que veut dire Upanishads ? Le mot est composé de deux préverbes UPA et NI et de la racine SAD qui veut dire s’asseoir. On a voulu y voir la référence à un enseignement secret recueilli auprès d’un maître, mais Louis Renou, faisant état de la synonymie
des racines SAD et AS, considère le mot comme signifiant « être en contact avec ». Il y voit le nom d’une expérience mystique qui dépasse les mots.
Les Upanishads contiennent ce qui forme la base de l’enseignement de l’hindouisme moderne : l’affirmation de l’identité de l’Atman et du Brahmantat tvam asi » et « aham brahm asmi »), la définition du but de l’existence comme délivrance (moksha) du cycle indéfini des réincarnations (samsara). Cette délivrance étant la prise de conscience de l’identité de l’Atman et du Brahman. Nous laisserons de côté les aspects pratiques de cette délivrance pour nous concentrer sur la métaphysique qui est au fondement de cette philosophie. Pour nous, la métaphysique est la science
de l’être en tant qu’être. En Occident, depuis Wolff, on tend à la diviser en métaphysique générale ou ontologie, et en métaphysique spéciale ou théologie, cosmologie, psychologie. Ces disciplines séparées sont réunies dans la philosophie du Vedanta.

L’objet unique de la connaissance est Brahman, la substance unique, existant par soi, éternelle, infinie, attributs qui sont ceux de Dieu pour les Occidentaux. Cette connaissance de l’identité de l’Atman et du Brahman (Brahmajñana) est la délivrance.
Celui qui l’atteint est jivanmukta, délivré-vivant. Si toutes les écoles du Vedanta reconnaissent la réalité de la substance unique, ce qui va les différencier c’est la détermination des rapports de cette substance au monde. Le monde et les êtres finis qui l’habitent sont-ils des émanations de cette substance ? N’est-il qu’une réalité phénoménale sans consistance propre ? Ce point est suffisamment difficile pour avoir fait naître des divergences doctrinales qui font de la philosophie indienne une philosophie vivante et non une simple scolastique. De ce fait, on pourra parler des philosophies des Upanishads et non d’une philosophie unique. De fait quatre
courants sont issus du Vedanta, épuisant toutes les possibilités logiques de la détermination du rapport entre Dieu et le monde :
a) le kevala Advaita de Chankara ;
b) le vishistadvaita de Ramanujan ;
c) le dvaitadvaita de Nimbarka ;
d) le chuddadvaita de Vallaba.

L’ENSEIGNEMENT DES UPANISHADS
La Chandogya Upanishad (une des plus anciennes selon nos critères de classification) rapporte la conversation suivante entre un père et son fils qui revient de son enseignement brahmanique et qui est fier de ce qu’il a appris : « T’es-tu jamais enquis de l’enseignement grâce auquel on sait ce qu’on n’a jamais appris comme si on
l’avait appris, ce à quoi l’on n’a pas pensé comme si on y avait pensé, ce qu’on n’a pas compris comme si on l’avait compris ? »
Cet enseignement porte sur l’essence subtile qu’on ne perçoit pas, qui fait exister tout ce qui est. Cette essence est Brahman. L’upanishad affirme ce qui sera l’un des quatre credos de l’enseignement du Vedanta, à savoir l’identité du Soi individuel
avec cette essence subtile : « cela, toi-même tu l’es » (tattvamasi). Qu’est-ce que le cela ? L’emploi du pronom démonstratif neutre montre le caractère indéterminé du cela. Dans l’Isha Upanishad, il est dit : « Cela est en mouvement et Cela est sans mouvement ; Cela est lointain, Cela est aussi proche ; Cela est au-dedans de ce tout,
Cela est au-dehors de ce tout ». Le caractère indéterminé du Cela montre qu’il est au-delà des oppositions, puisque toute détermination est une négation, et des catégories.
Nous sommes à l’opposé d’une logique parménidienne fondée sur le principe de non-contradiction et du tiers-exclu ; nous sommes plus proches d’Héraclite : on pourra comparer avec les fragments B 10, 50, 67 de l’édition Diels-Kranz.
Cela dans son indétermination est l’Unité absolue dans laquelle reposent toutes choses. Cela renvoie à la substance unique que les Upanishads nomment Brahman.

 » Embrassements
Touts et non-Touts
Accordés et désaccordés
Consonant et dissonant
Et de toutes choses l’Un
Et de l’Un toutes choses
Le Tout est
Divisé indivisé
Engendré inengendré
Mortel immortel
Logos éternité
Père fils
Dieu est
Jour nuit
Hiver été
Guerre paix
Richesse famine
Il prend des formes variées, tout comme le feu
Qui, quand il se mêle à des fumées,
Reçoit un nom conforme aux goûts de chacun »

a) Qu’est-ce que le Brahman ?
Le mot brahman a connu une évolution sémantique des Veda aux Upanishads. Dans les Veda, brahman désigne une formule magique. Les sanskritistes et en particulier Keith font dériver ce mot de la racine brh signifiant « grandir, croître ».
Brahman est alors très proche de ce que les Grecs appellent physis. Phuen, c’est ce qui fait croître les choses, ce qui les amène à l’existence. Dans le védisme, Brahman c’est la force efficace des paroles : « Les poètes et leur public avaient la conviction
profonde que toute parole solennelle possédait un grand pouvoir et que les idées qu’ils exprimaient dans des formules ou par des rythmes déterminés constituaient une puissance d’un genre spécial qui non seulement était en elle-même capable de faire des grandes choses, mais était aussi indispensable à l’accomplissement des
rites. » (Gonda, p. 34).
Brahman est donc le « numineux » qui provoque un sentiment de mysterium tremendum.
La réalité évoquée est créée par la parole qui l’évoque. Brahman est non seulement l’énoncé, mais aussi l’énonciation. C’est la parole qui est au delà de la parole.
Cest ce qu’affirme explicitement la Kena Upanishad : « Cela que la parole n’exprime et par quoi elle est exprimée, sache que le Brahman, c’est Cela, et non ceci qu’on recherche ici-bas. » (v. 4).
La représentation occidentale de la parole en fait un moyen d’expression, un simple instrument au service d’une pensée qui lui préexiste en puissance. Cet instrument a une force de persuasion intrinsèque qu’on peut maîtriser au moyen de la rhétorique. C’est l’homme qui parle ; il est le maître et possesseur de ses mots ; le « je
pense » assure la domination de ce qui est dit. Toute parole qui échappe à la maîtrise du « je » ne peut être qu’inconsciente, lapsus involontaire.
Pour les Indiens, c’est l’homme qui est habité par la parole ; loin d’en être le maître, il en est l’instrument, le canal par quoi est exprimé, par quoi est manifesté l’indubitable réalité de ce qui est ; la parole n’est jamais vide ; elle manifeste la présence de l’être (sat), de ce qui est et qui n’est pas l’étant. Brahman, c’est la « parole parlante », pour reprendre l’expression de Heidegger. C’est l’appel qui rapproche la
réalité appelée de l’appelant. Brahman, c’est ce qui rapproche d’une réalité nommée par les paroles et c’est cette réalité même, à la fois moyen et fin. Les mots ne tirent pas leur force d’eux-mêmes ou de celui qui les prononce : « Par qui lancée cette parole que l’on parle ?… Cela qui est l’ouïe derrière l’ouïe, Verbe derrière la parole,
Cela aussi est vie du souffle de vie, et vue derrière la vue. » (Kena, 2).
La réalité de Brahman est au delà des sens, au delà de la réalité sensible. Chaque formule magique possède une force intrinsèque, explosive. Brahman, dans les Veda, désigne le pouvoir magique des mots. Ce pouvoir est indéterminé par rapport aux strophes (ric), aux chants (samas), aux formules du sacrifice (yajus). Cette indétermination a été très tôt interprétée comme la manifestation d’une réalité indéfinie, comme parole au delà de la parole. Il y a dans le concept de Brahman une pensée profonde, un rapport entre l’inexprimable et l’exprimé. Ineffable, le brahman est le
fond indifférencié qui rend possible la différenciation introduite par les mots. Il est à la fois manifesté et secret : « Ceci qui est manifesté et qui est secret, Ceci qui se meut ici dans le cœur secret de notre être est la puissante fondation en quoi est établie tout
ce qui se meut et respire et voit. » (Mundaka, 2,2,1).
Brahman est l’essence de la parole, et en tant que tel il est ineffable. Son détenteur est un observateur silencieux dans les sacrifices védiques. Progressivement, Brahman cesse d’être ce qui est au delà de l’énonciation pour signifier la réalité même de ce qui est. Il y a un passage ontologique du mot à la chose.

Dans l’AtharvaVeda, Brahman est célébré comme matrice de l’être et du non-être. On voit poindre le sens qui s’impose peu à peu dans la philosophie védantique. Brahman est ce à partir de quoi il y a surgissement de cet univers. Brahman est la substance dont tout
le reste n’est qu’une manifestation : « Tout est ce Brahman éternel et immortel. L’Éternel est devant nous et l’Éternel est derrière nous et au sud et au nord de nous et au-dessus et au-dessous et partout étendu. Tout ce splendide univers n’est rien que l’Éternel. » (Mundaka, 2, 2, 11).
Les Upanishads affirment de manière répétée l’unicité et l’unité de Brahman : « Unique, sans mouvement, plus prompt que la pensée, Cela même les dieux ne peuvent l’atteindre dans leur progression en avant. » (Isha, 4). Il ne saurait y avoir deux substances infinies. Cette affirmation n’est pas la conclusion d’un raisonnement rigoureux
comme dans le livre 1 de l’Éthique de Spinoza ; c’est une intuition fulgurante qui s’impose à l’esprit méditatif qui éloigne le monde de la multiplicité de sa perception. Brahman enveloppe l’infinité ; il existe en soi, « il ordonne les choses selon leur loi depuis les âges infinis » (Isha, 8) ; il est éternel, immuable, immutable ; il échappe au temps et à l’espace ; il est en toutes choses sans que toutes choses
soient en Lui. D’un point de vue occidental, il ressemble à la Substance spinoziste, d’où l’accusation de panthéisme. Mais l’éternité, l’immutabilité, l’unicité, sont-ce des attributs infinis de Dieu ou simplement de simples catégories verbales qui
n’expriment absolument rien de son essence ?

Le texte des Upanishads témoigne en faveur de la seconde thèse. Par exemple, dans la Brihadaranyakopanishad, il est écrit : « il n’est ni ceci, ni cela (neti, neti). Il est insaisissable, car il ne peut être saisi ; indestructible, car il ne peut être détruit ; sans attache, car il ne s’attache à rien. » (iv, 5, 15).
En soi, Brahman est dépourvu de tout attribut. Il est par conséquent nirguna brahman. Certes Brahman peut être décrit comme Vérité (satyam), Connaissance (jnanam), Infinité (anantam), ou comme Être (asit), Conscience (cit), Béatitude (Ananda), mais aucun de ces termes ne peut être tenu pour être des attributs réels de Brahman (à la différence du spinozisme). Bien plutôt, c’est parce que Brahman
existe, que l’homme est capable de forger des catégories et des prédicats. Mais la vraie nature de Brahman ne peut être comprise dans les mots, car tous ces attributs ne sont finalement que des mots. C’est ce que dit explicitement la Chandogya Upanishad
: « de même mon enfant, que par un morceau d’argile, on connaît la réalité de tout l’argile (la modification n’en étant que distinction de nom et affaire de langage) ; de même que par un morceau de cuivre on connaît tout ce qui est cuivre »
(Ch. 6, 1). Par conséquent, c’est l’ignorance de Sa vraie nature qui fait que l’on prête des attributs à Brahman et qu’on le décrit comme qualifié (saguna) alors qu’il est inqualifié (nirguna). L’ignorance se dit avidya ou maya. C’est un concept clef pour comprendre l’apparence de multiplicité dans le monde.

b) avidya et Maya
Pourquoi est-ce que la perception humaine échoue à voir Brahman directement ?
Chankara l’attribue parfois à l’avidya (ignorance) et quelquefois à la maya (le pouvoir de tromper). Comme la Brihadaranyaka Upanishad l’affirme : « Comment le Connaissant Lui-même est-il connu ? ». Il va sans dire, par conséquent, que tout effort pour caractériser Brahman tombe loin du compte. Aucun mot n’atteint Brahman ; comment est-ce que de simples descriptions verbales peuvent prétendre le
décrire ? Par conséquent, le kevaladvaita soutient que la nature propre de Brahman est dépourvue de tout attribut (nirguna). Pourtant d’autres passages posent l’identité du monde et de Brahman. Il est donc manifesté. Si le monde est une manifestation de Brahman, il ne peut être une illusion. Le monde est illusoire pour autant qu’il est conçu indépendamment de Brahman. Cette dépendance est pensée comme un rapport de causalité. Il y a différentes théories de la causalité décrites par les vedantins, mais ils reconnaissent tous que Brahman est la cause unique de l’univers, i. e. à la fois cause instrumentale et cause matérielle de l’univers. Il est facile de comprendre Brahman comme cause instrumentale de l’univers. Cette conception n’est pas très
différente de la perspective traditionnelle partagée par toutes les religions : un créateur (démiurge) a créé l’univers. Ce qui différencie l’advaita vedanta des autres conceptions, c’est que Brahman est aussi appelé la cause matérielle de l’univers. En d’autres termes, la création n’est jamais ex nihilo, mais procession hors du Brahman
Lui-même, bien qu’Il reste inchangé.
Les conceptions du sens commun sur la causalité matérielle impliquent toujours quelque genre de changement. Par exemple, l’airain est dit être la cause matérielle de la statue. Ce genre de causalité qui implique l’inaltération de la cause dans l’effet est
appelé vivarta (ou transformation illusoire), car la cause matérielle elle-même ne se change pas en quelque chose d’autre. Il y a un autre genre de causalité matérielle, lorsque la cause est altérée par la production de son effet. Par exemple, le lait est la cause matérielle du fromage, mais dans ce processus de transformation le lait est
perdu et ne peut être récupéré. Ce genre de causalité est appelé parinama.
Le kevaladvaita affirme expressément sa préférence pour le type de causalité appelé vivarta. La Chandogya Upanishad fait un usage très révélateur de ce genre de causalité dans ses illustrations de l’idée de l’Être comme seule cause originale. Tout changement dans le monde sensible est seulement une apparence créée par le langage.
Il est sans réalité propre. Une telle vue ne va pas sans poser des problèmes. Il faut voir quelles subtilités déploie Chankara pour nier que la diversité introduit un quelconque changement dans l’essence de Brahman. Bien qu’il fasse usage des deux genres de causalité (parinama et vivarta) dans ses analogies, Chankara nie que le
rôle de Brahman comme cause matérielle de l’univers puisse introduire un quelconque changement dans son essence. C’est comme si le Brahman a agi sur lui-même pour produire cet univers qui est changeant. La création s’explique alors comme jeu de l’Absolu (lyla).

A la différence de Chankara, Ramanuja considère que Brahman est doté d’attributs infinis. Ce saguna brahman est Ishvara, le Seigneur dont l’essentielle réalité comme Brahman ne dépend de rien d’autre, et ne change pas à cause de la production de l’univers. La production est émanation, procession, marche en avant de la multiplicité à partir de l’Unité. Mais cette différenciation ne rompt pas l’Unité de
l’Un, car il est arché, principe, comme chez Plotin, il continue à dominer le déploiement.
Est-ce à dire que le multiple n’a pas d’existence par soi ?
Effectivement, la multiplicité est une illusion. Celui qui perçoit l’unité en toutes choses, « tous les devenirs dans l’être même et l’être en tous les devenirs, celui-là ne se replie plus, pour qui l’être même est devenu tous les devenirs, pour qui sait, où est la confusion ? où est la douleur ? pour qui perçoit en tout l’unité » (Isha, v. 6 et 7).
Cette perception de l’unité est tellement difficile qu’elle constitue le contenu même de la délivrance. La procession du multiple de l’Un est appelée vivarta. Cette idée est soutenue par Aurobindo dans son commentaire de l’Isha : « Le Seigneur et le monde, même s’ils paraissent distincts, ne sont pas réellement différents l’un de l’autre » (op. cit., p. 30).
Brahman est la cause matérielle de l’Univers, le substrat qui ne change pas malgré l’infinité des formes qu’il peut prendre. De même, l’or ne devient pas un autre métal lorsqu’il est travaillé pour être transformé en bijou. Un morceau d’or reste de
l’or. Si Brahman n’a souffert d’aucun changement à cause de l’existence de l’univers, alors quel est le statut de cet univers? Cette question est cruciale car elle définit les différentes écoles du Vedanta. Les deux positions extrêmes étant le monisme exclusif
et le dualisme exclusif ; la position intermédiaire étant celle d’un monisme synthétique.

Maharishi, qui est un des grands maîtres modernes de l’advaita vedanta, écrit : « Le propos majeur des Écritures est d’exposer la nature illusoire du monde et de révéler le suprême Esprit en tant que seule réalité » (cf. bibliographie, op. cit., p. 35).
En effet, puisque la cause ne subit aucun changement dans le processus de production de l’effet, l’advaita soutient que seule la cause est Réelle. L’univers participe à la réalité seulement dans la mesure où il sera considéré comme dépendant de Brahman. Par conséquent les Upanishads disent, « sarvam, khalvidam, Brahma ». Si
l’univers est considéré comme indépendant de Brahman, alors il n’a aucune Réalité, bien que le monde de la perception humaine ne puisse jamais révéler la vérité de cette unité. La perception ne perçoit que la multiplicité et non l’unité. Brahman Lui-même
n’est jamais en soi, n’est pas un objet de la perception humaine. Il n’est pas objet du tout. C’est le sujet absolu.
La perception de la dualité est une perception fausse, illusoire, et pourtant le monde n’est pas une illusion. L’Advaita explique ceci par l’image de la corde et du serpent. Que je perçoive un serpent là où existe une corde n’ôte rien à la réalité de ce qui est perçu ; seule ma perception est fausse, car je prends l’apparence pour la réalité ; l’apparence est une illusion tant que je ne la saisis pas comme ce qu’elle est, à savoir un simple phénomène qui n’a de réalité que dans le rapport qu’il entretient avec le Réel.
Est-ce de l’idéalisme ? L’équation fondamentale de l’idéalisme c’est l’égalité de l’être et de l’être perçu : « esse est percipi » disait Berkeley (on oublie souvent le « aut percipere »). Loin d’affirmer cette identité, l’Advaita la rejette pour poser que l’être est au fondement des apparences, c’est à dire le fond d’où elles surgissent.
Demeure-t-il en retrait lors de ce surgissement ou se donne-t-il dans son apparaître ?
Il se donne puisque le monde est sa manifestation. Cette identité du monde et de Dieu, Deus sive Natura, constitue le fondement de l’enseignement des Upanishads.
Elle a pour conséquence l’autre affirmation capitale de cette philosophie, à savoir de l’atman et du Brahman. Les Upanishads ne seraient pas ce qu’elles sont si elles ne contenaient l’enseignement répété de l’identité du Soi et du Brahman.

c) Atman = Brahman
Qu’en est-il alors du moi humain, le jiva ? C’est ici que l’Advaita met en jeu la réponse la plus radicale, qui paraît inacceptable pour toutes les autres écoles du Vedanta. De même qu’il affirme que l’univers est réel seulement dans la mesure où il participe du Brahman, le jiva est réel si et seulement si il est Brahman. Le vrai jiva est l’Atman qui est invariable, toujours libre, et identique avec Brahman. Ce qui est
appelé l’univers n’est en réalité rien d’autre que Brahman. De la même façon, ce qui est appelé l’Atman n’est rien d’autre que Brahman Lui-même. La réalité non-double de l’Atman est révélée au chercheur intense, comme une expérience qui défie les mots. On peut l’appeler une expérience mystique de Brahman dans laquelle connaître
Brahman c’est être Brahman. La Mundaka l’affirme expressément : « Celui qui connaît le Brahman suprême devient Brahman » (3, 2, 9).
A ce point, il est instructif de regarder l’interprétation de Chankara du tattvamasi du Chandogya. C’est l’une des quatre déclarations fondamentales (mahavakya) de l’Advaita. Chankara explique le tattvamasi comme suit. Le tat est une désignation commune pour Brahman dans les Upanishads, tandis que tvam (tu) s’adresse à
l’étudiant. La phrase établit l’équation de deux entités apparemment différentes, le tat (cela), et le tvam (tu), au moyen du verbe être (asi). En général, Brahman (tat) est compris communément comme Ishvara (saguna Brahman), avec une infinité d’attributs, y compris le pouvoir de création. Le tvam est l’individu qui est borné, qui est emprisonné dans son corps et qui a besoin de libération. La différence entre le tvam et le tat paraît être une évidence pour tous les individus. Quelle est la raison pour laquelle les Upanishads enseignent alors leur identité ? Une identité ne peut pas être supposée, surtout dans la Shruti, infaillible, s’il y a une vraie différence. Pensant que
la Shruti est infaillible, l’Advaita conclut par conséquent qu’il n’y a vraiment aucune différence ultime entre tat et tvam.
L’identité exprimée dans une déclaration comme tattvamasi est tenue pour vraie, et sa réalisation constitue le sommet de la connaissance (jñana). L’expérience directe de ce jñana est en fait moksha. Il suit aussi que puisque cette identité n’est pas perçue normalement, la différence naît d’avidya, ignorance de la vraie nature de la Réalité.
Puisque la Shruti est supérieure à la perception, cette identité est la vérité suprême, toute la différence étant dans le royaume de la perception relative. Si la non-dualité est la vraie nature de la Réalité, pourquoi est-ce que la différence est perçue en premier ?
D’après les fondements des écritures non-dualistes, la perception de la différence demeure en dernière analyse inexplicable. Ceci ne peut être totalement compris par l’esprit humain. Puisque la perception de la dualité présuppose l’avidya, aucune analyse logique fondée elle-même sur cette dualité ne peut expliquer l’avidya de
manière satisfaisante. De fait, Chankara n’est pas très intéressé à clarifier l’avidya, sauf pour reconnaître sa présence dans toute l’activité humaine, et comprendre Brahman en essayant de la surmonter.
CONCLUSION
Je reprendrais en conclusion ces quelques mots d’Olivier Lacombe : « on aurait tort de considérer cette philosophie comme un idéalisme, si l’idéalisme professe un primat inconditionnel de la pensée sur l’être, ni même comme un idéalisme qui s’ignorerait, puisque d’authentiques idéalismes s’étaient développés dans l’Inde
avant qu’elle-même vît le jour, et qu’elle les a expressément combattus »
BIBLIOGRAPHIE RESTREINTE
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ZIMMER Heinrich, Les philosophies de l’Inde, Payot, Paris, 1953, 1985, 1997.

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